
Jean-Pierre Le Goff : « Naufrage du macronisme et déshonneur des politiques »
On ne peut pas ne pas lire cet entretien entre Alexandre Devecchio (Le Figaro) et Jean-Pierre Le Goff, dont l’exactitude de l’analyse, mêlée à une plume exceptionnelle nous rend fier de la France.
Il est dommage pour le peuple d’avoir élu ce Président. Il est aussi dommage pour le peuple électeur de toujours en demander plus, en prétendant “être en colère froide” contre ceux qui leur offrent ce qu’ils souhaitent : toujours plus. Oui, je l’ai écrit, le peuple est irresponsable. Mais la démocratie est le moins pire des régimes, on le sait. Il lui manque, néanmoins, un peu de “République”.
ENTRETIEN
La crise que nous connaissons, vous l’avez annoncée dans La France morcelée en 2008, puis dans Malaise dans la démocratieen 2016. À l’époque, vous décriviez l’autodestruction du politique et la fuite en avant des hommes politiques. Sommes-nous au cœur de cette dérive ?
Depuis des années, en matière de politique, mais pas seulement, nous avons l’impression d’être dans un trou sans fond où la France s’enfonce dans une crise qui n’en finit pas. Emmanuel Macron a poussé jusqu’au bout l’autodestruction du politique par sa décision irresponsable de dissoudre l’Assemblée nationale en juin 2024. Nous y sommes : le macronisme est en voie avancée de décomposition et la politique dégénère en un spectacle affligeant. Le plus étonnant est que le président de la République semble décliner toute responsabilité dans le déclenchement de cette crise.
Cette nouvelle figure bariolée du président de la République a laminé de l’intérieur la fonction présidentielle et l’autorité de l’État.Jean-Pierre Le Goff
Comment expliquez-vous le succès et la fascination qu’a pu exercer Emmanuel Macron, tout au moins au début de son mandat ?
Emmanuel Macron a fasciné nombre de journalistes et d’intellectuels par sa personnalité hors du commun, son dynamisme et son intelligence. Lorsqu’il s’est lancé dans la campagne des élections présidentielles en 2017, il est apparu à beaucoup comme un jeune homme politique nouveau, en dehors des partis et des clivages politiques traditionnels, mû par la volonté d’accomplir une « révolution démocratique » et de moderniser la France dans un monde en plein bouleversement.
Par-delà le contenu de sa politique, ce qui m’est apparu beaucoup plus difficile à saisir, ce sont ses convictions profondes, sa filiation culturelle et politique, tellement ses références et ses propos étaient divers, tout comme les rôles qu’il a endossés « en même temps ». De déclarations à l’emporte-pièce, de petites phrases sur la start-up nation et les premiers de cordée aux discours solennels en hommage à la République et aux grands hommes de notre histoire, jusqu’aux selfies et aux tweets en direction de publics ciblés, la parole présidentielle s’est décrédibilisée au fil des ans. Elle est apparue non seulement interminable, mais « éparpillée façon puzzle », tout comme son image dans l’opinion.
projet d’avenir dans lequel le pays puisse se retrouver.
Le « pouvoir informe » désigne l’incohérence de l’État dans sa composition interne et dans les politiques suivies. Celles-ci sont le fruit de revirements opérés dans les orientations et les choix politiques, revirements jamais clairement explicités et assumés. Ce pouvoir informe brouille les responsabilités et les rôles, incapable de décision claire et de choix cohérent, il verse dans l’opportunisme et la démagogie face à une « demande sociale » éclatée et contradictoire qu’il contribue par son attitude même à entretenir et à développer.
La « langue caoutchouc », enfin, renvoie à un discours politique qui dit tout et son contraire avec un aplomb déconcertant sur le modèle de la com. Cette langue caoutchouc dénie les contradictions et les revirements, enrobe l’opportunisme dans des « éléments de langage » et des discours généraux et généreux à n’en plus finir qui découragent l’envie même de comprendre en fin de compte de quoi au juste il est question.
Ces trois caractéristiques n’expliquent pas tout, elles se sont conjuguées avec un angélisme concernant la mondialisation libérale et ses effets économiques et sociaux, mais elles me paraissent avoir joué un rôle important dans le fossé qui s’est creusé depuis plus de trente ans entre les citoyens ordinaires et la « classe politique ». Des responsables ne semblent pas avoir compris ce qui s’est passé en continuant comme avant. Ils se sont laissés enfermer dans une bulle médiatico-politique qui s’est crue le centre du monde et se sont déconnectés de la réalité. Ils n’ont cessé de donner des leçons à un peuple désorienté pour qu’il s’adapte au plus vite à un monde chaotique que le pouvoir politique lui-même ne parvient pas à « réguler ». Nous ne sommes pas sortis de cette situation avec laquelle il me paraît urgent de rompre si nous voulons que la confiance puisse se renouer entre gouvernés et gouvernants. La politique ne se limite pas à la question de savoir à quel âge les Français vont pouvoir prendre leur retraite, mais implique la façon dont le pays entend faire face aux défis du nouveau monde en restant maître de son destin. L’honneur des politiques est à ce prix.