Il s’agit ici de donner à lire quelques textes..Leur importance réside justement dans leur non-inclusion dans un livre,en leur donnant l’autonomie à la mesure de leur importance.
Extraits de livres, certes, entretiens. Bref du texte.
1971. AFFOLEMENT DANS LES COULOIRS DE L’UNESCO. RACE ET HISTOIRE, RACE ET CULTURE, CLAUDE LEVI-SSTRAUSS.
Je donne ci-dessous le texte inséré dans la préface du bouquin de CLS intitulé “Le regard éloigné” dans lequel il raconte ses déboires liés au contenu du texte “Race et culture”. Nul m’imaginait qu’il puisse s’éloigner de “Race et histoire”, écrit et prononcé 20 ans auparavant, dans lequel il offrait, dans un langage théorique salué dans le monde entier, les concepts du racisme et, partant, de l’anti racisme qui allait fonder les temps nouveaux du Sud dit désormais “global”.
J’ai dans un billet, écrit il y a longtemps, raconté et décrit les visages médusés des participants au colloque de l’Unesco en 1971 par la contribution de Lévi-Strauss, son “Race et culture”
Je l’ai raconté souvent dans des dîners lorsqu’un invité trop rapide vantait, sans savoir la la suite, vantait pour affirmer, ce qu’il devait faire, son antiracisme, le premier texte (“Race et histoire”) un peu démoli par ce “Race et culture”
MAIS JE LAISSE CLS RACONTER :
Je viens avec retard au texte intitulé Race et culture, pourtant placé en tête de ce recueil, parce qu’il appelle un commentaire plus long et surtout d’autre nature. En 1971, l’Unesco m’avait demandé d’ouvrir l’année internationale de lutte contre le racisme par une grande conférence. La raison de ce choix était probablement que, vingt ans auparavant, j’avais écrit un texte, Race et histoire, aussi commandé par l’Unesco (republié dans Anthropologie structurale deux, chapitre XVIII) qui a connu un certain retentissement. Sous une présentation peut-être neuve, j’y énonçais quelques vérités premières, et je me suis vite aperçu qu’on attendait seulement de moi que je les répète. Or, à l’époque, déjà, pour servir les institutions internationales auxquelles plus qu’aujourd’hui je me sentais tenu de faire crédit, dans la conclusion de Race et histoire j’avais quelque peu forcé la note. Du fait de l’âge peut-être, des réflexions suscitées par le spectacle du monde certainement, je répugnais maintenant à cette complaisance, et je me convainquais que, pour être utile à l’Unesco et remplir honnêtement la mission qu’on me confiait, je devais m’exprimer en toute franchise.
Ce fut un assez joli scandale. Je remis le texte de ma conférence quarante-huit heures à l’avance. Le jour venu et sans que j’en eusse été averti, René Maheu, alors Directeur général, prit d’abord la parole pour prononcer un discours dont le but n’était pas seulement d’exorciser par anticipation mes blasphèmes, mais aussi et même surtout, de bouleverser l’horaire prévu afin de m’obliger à des coupures qui, du point de vue de l’Unesco, eussent été autant de gagné. Je réussis néanmoins à lire mon texte et terminai en temps voulu. Mais, après la conférence, je rencontrai dans les couloirs des membres du personnel de l’Unesco, catastrophés que je m’en fusse pris à un catéchisme qui était pour eux d’autant plus un article de foi que son assimilation, réussie au prix d’efforts méritoires contre leurs traditions locales et leur milieu social, leur avait valu de passer d’un emploi modeste dans quelque pays en voie de développement à celui, sanctifié, de fonctionnaires d’une institution internationale1.
De quels péchés m’étais-je donc rendu coupable ? J’en aperçois rétrospectivement cinq. J’ai d’abord voulu rendre l’auditoire sensible au fait que, depuis les premières campagnes de l’Unesco contre le racisme, quelque chose s’était passé dans la production scientifique et que, pour dissiper les préjugés raciaux, il ne suffisait plus de ressasser les mêmes arguments contre la vieille anthropologie physique, ses mensurations du squelette, ses étalonnages de couleurs de peau, d’yeux et de cheveux… La lutte contre le racisme présuppose aujourd’hui un dialogue largement ouvert avec la génétique des populations, serait-ce seulement parce que les généticiens savent bien mieux que nous démontrer l’incapacité de fait ou de droit où l’on est pour déterminer, chez l’homme, la part de l’inné et celle de l’acquis. Mais, la question se posant désormais en termes scientifiques au heu de philosophiques, les réponses même négatives qu’on lui donne perdent leur caractère de dogme. Entre ethnologues et anthropologues, le débat sur le racisme se déroulait naguère en vase clos ; reconnaître que les généticiens y font passer un grand souffle d’air frais me valait le reproche d’introduire le loup dans la bergerie.
En second lieu, je m’insurgeais contre l’abus de langage par lequel, de plus en plus, on en vient à confondre le racisme défini au sens strict et des attitudes normales, légitimes même, et en tout cas inévitables. Le racisme est une doctrine qui prétend voir dans les caractères intellectuels et moraux attribués à un ensemble d’individus, de quelque façon qu’on le définisse, l’effet nécessaire d’un commun patrimoine génétique. On ne saurait ranger sous la même rubrique, ou imputer automatiquement au même préjugé l’attitude d’individus ou de groupes que leur fidélité à certaines valeurs rend partiellement ou totalement insensibles à d’autres valeurs. Il n’est nullement coupable de placer une manière de vivre et de penser au-dessus de toutes les autres, et d’éprouver peu d’attirance envers tels ou tels dont le genre de vie, respectable en lui-même, s’éloigne par trop de celui auquel on est traditionnellement attaché. Cette incommunicabilité relative n’autorise certes pas à opprimer ou détruire les valeurs qu’on rejette ou leurs représentants, mais, maintenue dans ces limites, elle n’a rien de révoltant. Elle peut même représenter le prix à payer pour que les systèmes de valeurs de chaque famille spirituelle ou de chaque communauté se conservent, et trouvent dans leur propre fonds les ressources nécessaires à leur renouvellement. Si, comme je l’écrivais dans Race et histoire, il existe entre les sociétés humaines un certain optimum de diversité au-delà duquel elles ne sauraient aller, mais en dessous duquel elles ne peuvent non plus descendre sans danger, on doit reconnaître que cette diversité résulte pour une grande part du désir de chaque culture de s’opposer à celles qui l’environnent, de se distinguer d’elles, en un mot d’être soi ; elles ne s’ignorent pas, s’empruntent à l’occasion, mais, pour ne pas périr, il faut que, sous d’autres rapports, persiste entre elles une certaine imperméabilité.
Tout cela devait être rappelé, et plus encore aujourd’hui où rien ne compromet davantage, n’affaiblit de l’intérieur, et n’affadit la lutte contre le racisme que cette façon de mettre le terme, si j’ose dire, à toutes les sauces, en confondant une théorie fausse, mais explicite, avec des inclinations et des attitudes communes dont il serait illusoire d’imaginer que l’humanité puisse un jour s’affranchir ni même qu’il faille le lui souhaiter : enflure verbale comparable à celle qui, lors du conflit des Malouines, a entraîné tant d’hommes politiques et de publicistes à dénommer combat contre un vestige du colonialisme ce qui n’était en fait qu’une querelle de remembrement.
Mais parce que ces inclinations et ces attitudes sont, en quelque sorte, consubstantielles à notre espèce, nous n’avons pas le droit de nous dissimuler qu’elles jouent un rôle dans l’histoire : toujours inévitables, souvent fécondes, et en même temps grosses de dangers quand elles s’exacerbent. J’invitais donc les auditeurs à douter avec sagesse, avec mélancolie s’ils voulaient, de l’avènement d’un monde où les cultures, saisies d’une passion réciproque, n’aspireraient plus qu’à se célébrer mutuellement, dans une confusion où chacune perdrait l’attrait qu’elle pouvait avoir pour les autres et ses propres raisons d’exister. En quatrième lieu, j’avertissais, puisqu’il semblait en être besoin, qu’il ne suffisait pas de se gargariser aimée après année de bonnes paroles pour réussir à changer les hommes. Je soulignais enfin que pour éviter de faire face à la réalité, l’idéologie de l’Unesco s’abritait trop facilement derrière des affirmations contradictoires. Ainsi — le programme de la Conférence mondiale sur les politiques culturelles, tenu à Mexico en 1982, devait le mettre encore mieux en lumière et je le cite donc — en s’imaginant qu’on peut surmonter par des mots bien intentionnés des propositions antinomiques comme celle visant à « concilier la fidélité à soi et l’ouverture aux autres », ou à favoriser simultanément « l’affirmation créatrice de chaque identité et le rapprochement entre toutes les cultures ». Il me semble donc que, vieux de douze ans, le texte de ma conférence reste encore actuel. Il montre, en tout cas, que je n’ai pas attendu la vogue de la sociobiologie, ni même l’apparition du terme, pour poser certains problèmes ; ce qui ne m’a pas empêché huit ans plus tard (ch. II du présent recueil) de donner mon sentiment sur cette prétendue science, d’en critiquer le flou, les extrapolations imprudentes et les contradictions internes.
On se doit, avant de donner le texte qui fit son petit scandale, coller le texte complet originel, sillon ose dire de 1952 sous l’égide de la même UNESCO
RACE ET HISTOIRE, CONFERENCE DE CLS, UNESCO 1952
L é v i – S t r a u s s
1952
Race et Histoire
l’édition Unesco
TEXTE LIBRE À PARTICIPATIONS LIBRES
Race et culture……………………………………………. 1
Diversité des cultures……………………………………. 2
L’ethnocentrisme…………………………………………. 3
Cultures archaïques et cultures primitives……………. 4
L’idée de progrès………………………………………….. 6
Histoire stationnaire et histoire cumulative…………… 7
Paula Jacques et Florence Noiville
En conversation avec Paula Jacques, Florence Noiville évoque le destin tourmenté de Joseph Roth dans le cadre du cycle « Exils », au Théâtre de l’Odéon, le 10 décembre 2012.
Paula Jacques : Dans une lettre écrite en 1935 et adressée à Stefan Zweig, Joseph Roth écrit : « Cher ami, pourquoi me traitez-vous si mal ? Vous m’avez laissé pendant trois semaines sans m’envoyer une ligne si bien que je pourrais avoir l’impression que vous me fuyez comme le succès me fuit. Je passe mon temps à travailler et je n’ai pas le moindre succès. J’aurai fini mon nouveau roman Confession d’un assassin le 20 de ce mois. […] Je compte sur vous. Je vous attends. Je ne suis pas le seul, je sais bien, mais cela m’afflige et me chagrine de penser que vous pourriez me mettre dans le même sac que les autres. »
Florence Noiville, Joseph Roth a adressé environ 200 lettres à Stefan Zweig. Toutes sur ce ton, plaintif et même vindicatif parfois. On y lit une demande d’amour extraordinaire. Roth exige de Zweig de la présence, du soutien. Mais surtout, c’est très frappant, il lui demande de ne lui préférer personne d’autre. De ne porter secours à aucun autre écrivain dans la peine…
Florence Noiville : Oui. Stefan Zweig et Joseph Roth sont très amis. Zweig a été l’un des premiers à reconnaître le talent de Roth qui lui voue une gratitude infinie. Amis donc. Mais en même temps, on le voit bien dans cette lettre : Roth expédie rapidement les remerciements pour mieux attaquer Zweig : « Pourquoi me traitez-vous si mal ? » « Je pourrais avoir l’impression que vous me fuyez »… Certes on peut faire remarquer que cette lettre est celle d’un homme acculé – elle est écrite en 1935, quatre ans seulement avant la mort de Roth et quatre ans qui seront pour lui particulièrement difficiles. Mais au ton de la missive, on voit bien que l’homme Roth n’est pas à prendre avec des pincettes. Ce qu’il dit en substance c’est : « Je vous aime. Mais vous, vous ne m’aimez pas assez, vous ne m’écrivez pas, vous ne venez pas me voir à Paris. » C’est un écorché vif qui râle sans cesse. Prétend que Zweig ne comprend rien à la situation politique. Et même quand Zweig lui donne de l’argent, il se plaint ! Bref, même si on a beaucoup d’admiration pour son œuvre, on peut dire d’emblée et non sans tendresse que Joseph Roth est une sacrée tête de cochon.
P. J. : C’est pour cela qu’on l’aime… C’est un homme qui réclame comme un dû, l’amour, l’attention et le soutien qu’il n’a pas reçus, dit-il, dans son enfance déshéritée. Il se décrit toujours comme un pauvre petit abandonné, qui aurait vécu dans la misère. Est-ce exact ?
Fl. N. : Pas tout à fait. Il est né en 1894 à Brody, en Galicie, une région qui se trouve dans l’Empire austro-hongrois, mais dans les marches de l’empire. À l’extrême Est. Aujourd’hui, la Galicie, c’est l’Ukraine. Brody est à 10 km de la frontière russe et à 800 kilomètres de Vienne, un endroit très excentré par rapport au cœur battant de l’empire. Et aussi une région pauvre avec une importante population juive – comme cette ville est proche de la Russie, de nombreux Juifs ayant fui les pogroms sont venus s’y réfugier. La mère de Joseph Roth est issue d’une famille
de commerçants, le grand-père est rabbin. Et Roth est élevé dans des conditions modestes mais pas non plus vraiment pauvres… Il prend des leçons de violon. Il n’est pas élevé au heder, l’école religieuse juive, mais fréquente l’école du baron de Hirsch qui est un magnat des chemins de fer et un philanthrope. Il fait donc ses études non pas en yiddish mais en allemand. Et tout ça le marque beaucoup : Brody et ses personnages que l’on voit réapparaître dans ses romans, et l’allemand, langue pour laquelle il a une véritable passion. Mais la caractéristique la plus importante de son enfance, c’est qu’il n’a pas de père. Et cette relation père-fils qu’il ne connaîtra jamais, deviendra pour lui une obsession incessante. La quête de toute une vie.
P. J. : Cette quête du père est en effet à l’œuvre dans nombre de ses livres. Dans Zipper et son père, on voit comment Joseph Roth s’invente des filiations imaginaires. Il écrit :
Je n’avais pas de père. J’entends par là que je n’en ai jamais eu. Mais Zipper, lui, en avait un. Cela conférait à mon ami un prestige particulier. Un peu comme s’il avait eu un perroquet ou un Saint-Bernard. Quand Arnold disait : « J’irai demain à tel endroit avec mon père, alors moi aussi je souhaitais avoir un père. Un père, on pouvait lui prendre la main, imiter sa signature, en recevoir des réprimandes, des punitions, des récompenses, des corrections. Parfois je songeais à pousser ma mère à se remarier car il me semblait souhaitable d’avoir ne fût-ce qu’un beau-père. Mais les circonstances ne s’y prêtèrent pas. Le jeune Zipper, lui, ne cessait de vanter le sien, son père lui avait promis ceci, refusé cela, son père avait l’intention de parler avec son professeur, d’engager un précepteur, de lui acheter une montre pour sa confirmation, de lui aménager une chambre personnelle. Et même quand par le fait du père, il arrivait quelque chose de désagréable au fils, celui-ci semblait l’avoir souhaité. Ce père était une sorte de génie tout-puissant et serviable à la fois.
Il m’arrivait de le rencontrer. L’histoire d’un quart d’heure, il me traitait comme si j’avais été son fils. Il me disait par exemple : boutonne ton col. Avec ce vent du Nord-Ouest qui souffle, on peut attraper mal à la gorge. Ou : montre-moi ta main. Je vois que tu t’es blessé, il faut que tu ailles à la pharmacie en face pour qu’on te mette un pansement. Ou : dis à ta mère qu’il faut qu’elle t’envoie chez le coiffeur, on ne porte pas les cheveux longs en plein été. Ou encore : Sais-tu nager ? Un jeune homme doit savoir nager… Alors, on eût dit que Zipper fils m’avait prêté Zipper père. J’étais empli de reconnaissance envers mon ami mais en même temps j’étais tourmenté par ce sentiment désagréable d’avoir à lui rendre son père. Tout comme j’avais eu à lui rendre son Robinson. Finalement, les choses prêtées ne nous appartiennent pas.
P. J. : Dans la magistrale biographie que David Bronsen (Seuil, 1994) consacre à Joseph Roth, on lui recense pas loin de treize pères imaginaires… !
Fl. N. : David Bronsen dit même – il est peut-être un peu dur – qu’il y a du mythomane et du mystificateur chez Roth. Ce qui n’est pas faux. Car cette nostalgie du père absent va bien sûr alimenter tous les fantasmes possibles. Roth n’est pas romancier pour rien. Il s’invente un père fonctionnaire autrichien des chemins de fer, un père fabricant de munitions, un père comte polonais avec qui la mère aurait eu une liaison secrète, etc. Quoi qu’il en soit, le vrai père, on le connaît. Il s’appelait Nachum Roth et était représentant d’une firme de grains dont le siège était à Hambourg. À la suite de circonstances peu claires – on parle d’un convoi de grains qui se serait perdu –, Nachum Roth serait devenu fou et aurait été envoyé dans un établissement pour malades mentaux. Mais pour le judaïsme orthodoxe, en Galicie, la folie était une malédiction divine. Si bien que dans la famille de Roth, on ne disait pas qu’il était fou. On prétendait qu’il s’était pendu. Il avait disparu, on n’en parlait jamais : une aubaine pour le romancier en puissance qu’était déjà son fils !
P. J. : Mais pour vous, Roth est-il un menteur patenté qui se pousse du col parce qu’il a honte de ses origines de petit Juif de Galicie ou un écrivain qui poétise sa vie ?
Fl. N. : Il dit en effet que la « véracité » ne l’intéresse pas. Ce qui l’intéresse, c’est la « vérité intérieure ». Celle de ses personnages. À force d’écrire sur eux, d’être dans leur peau, de se confondre avec eux, il ne sait probablement plus vraiment où est la vérité. Roth, c’est vrai, a beaucoup menti. Pas seulement sur la question du père. Sur son lieu de naissance par exemple. À un moment, il dit qu’il vient non pas de Brody mais de Schwaby, une colonie souabe de langue allemande – peut-être qu’à Berlin, plus tard, il vaudra mieux avoir des racines allemandes plutôt que juives… Sur ses années à l’armée aussi, il a dissimulé les choses. Il raconte qu’il a été lieutenant, alors qu’il ne s’est jamais battu… Il s’est engagé volontaire et après avoir passé une année dans des bureaux, en est ressorti avec un uniforme de lieutenant… Parfois, on le trouve dans les cafés de Vienne vêtu de cet uniforme… Bref, tout ça pour dire qu’il ne fait pas bon être biographe de Roth. Démêler le vrai du faux avec lui n’est jamais un sujet facile !
P. J. : Qu’est-ce qui, selon vous, rend l’œuvre de cet écrivain unique ? Nous sommes à Vienne au milieu d’une profusion de talents – artistes et scientifiques pour la plupart d’origine juive –, qui explorent des chemins nouveaux et récoltent les influences de l’époque, la psychanalyse, la psychologie, tandis que lui va faire une œuvre totalement différente.
Fl. N. : Sur le plan de l’écriture d’abord, je suis toujours frappée par la netteté et la précision du style chez Roth. Des phrases courtes qui le rendent extrêmement tranchant. Et puis il y a une espèce de charme, de légèreté. C’est une écriture qui n’est jamais datée. Mieux : quand il décrit l’Empire austro-hongrois et montre cette Europe en déliquescence, cela résonne de façon extrêmement puissante et contemporaine avec l’Europe et les problèmes d’aujourd’hui. Sur le fond, Roth aura été un visionnaire.
P. J. : Justement, cette nostalgie de l’empire va donner naissance à son chef-d’œuvre, La Marche de Radetzky, qui raconte sur trois générations le destin des Habsbourg. Roth voue à l’empereur une admiration sans borne, une tendresse quasi filiale. Pourquoi ?
Fl. N. : Faisons un peu de psychanalyse de café du commerce. Quand François-Joseph meurt en 1916, il a 86 ans. Il a régné près de 70 ans. C’est tout simplement comme un « deuxième père » qui meurt pour Roth. Un homme en tout cas qui aura joué le rôle de figure protectrice et tutélaire, compensant ou cristallisant une charge d’affect incroyable. Pourquoi Roth était-il tellement attaché à l’Autriche-Hongrie ? Il faut se remémorer ce qu’était cet empire à l’époque, notamment du point de vue d’un petit Juif pauvre fraîchement débarqué de Galicie. L’Autriche-Hongrie, c’est 300 000 kilomètres carrés, 50 millions d’habitants, 14 langues… Et surtout, miracle, tout cela « tient » ensemble. Y compris ce que l’Europe d’aujourd’hui avec son explosion des nationalismes ne pourrait pas rêver d’unifier – la Bohême, la Bucovine, la Carinthie, la Dalmatie, l’Istrie, la Moravie… Dans cet empire, les nationalités ne comptent pas. Si l’empereur est un père protecteur imaginaire, on peut penser que le pays est une sorte de mère, de matrice pour tous ses enfants. Et cela aura été très bénéfique – pour toutes les minorités, et notamment pour les Juifs – du point du développement de la vie intellectuelle et artistique. Repensez au rayonnement culturel inouï que Roth va trouver en arrivant à Vienne. De Freud à Mahler, Broch, Kraus, Popper, Schnitzler… Vienne est un petit miracle artistique. Qui plus est, l’empereur n’attend pas des artistes qu’ils soient au service d’un idéal ! Dans ces conditions, comment ne pas être sous le charme ? L’homme est subjugué.
P. J. : Le paradoxe, c’est que d’un côté Joseph Roth descend de cette dynastie-là. Il revendique cette grande famille a-religieuse. Mais de l’autre il est nostalgique de son enfance juive…
Fl. N. : Oui, il est tout le temps entre deux tentations, Joseph Roth. Il a clairement un pied dans le yiddishland et un pied dans l’Empire austro-hongrois. Chez lui le shtetl est toujours un peu idéalisé. Comme une alternative en matière de mode de vie et de pensée. Une alternative qui lui permet de rêver d’une vie utopique contrastant avec les tourments de l’histoire qu’il va vivre à partir de 1914.
P. J. : On verra qu’au fil de ses retournements mythomaniaques, Roth est tantôt le plus juif des catholiques – il prétend s’être converti –, tantôt le plus catholique des juifs. Mais il va quand même faire cette chose extraordinaire : des reportages journalistiques magnifiques en Galicie sur les Juifs en errance avec un regard totalement différent de ceux que portent les assimilés de l’époque. Et très souvent il n’a pas de mots assez durs pour les Juifs qui partent pour l’Ouest.
Fl. N. : Oui, sauf que Roth, comme toujours, est paradoxal. C’est lui le premier qui a fait cette route vers l’Ouest. Brody, Vienne, Berlin, Paris, cela dessine tout de même un axe assez net…
P. J. : Lui qui se dit catholique et juif, pressent-il dans l’assimilation la fin du judaïsme ? Est-ce que c’est ça qui l’inquiète ?
Fl. N. : Oui, mais encore une fois, il est le premier à se convertir tout en restant fidèle. On est dans une complexité totale. Ce qu’on lit dans les reportages que vous mentionniez tout à l’heure, c’est une extraordinaire compréhension de ce qui se passe sur le terrain. Dans toute sa finesse et sa complexité. Roth est un journaliste hors pair. Il sillonne l’Europe avec ses trois valises. Il passe d’hôtel en hôtel – il dit toujours qu’il est apatride mais sa vraie patrie, ce sont les hôtels. Et il écrit des reportages époustouflants. On devrait les étudier dans toutes les écoles de journalisme !
P. J. : Et l’homme lui-même, quel est-il ? Pas extrêmement beau mais tout de même, il plaît aux femmes. Tantôt dépenaillé comme un petit émigré, tantôt avec de magnifiques manières dans son uniforme de l’armée autrichienne. Il plaît aux femmes, mais lui au fond ne les aime pas tellement. Il estime qu’elles ne sont guère intéressantes. D’ailleurs toutes ses histoires d’amour – Le Miroir aveugle, Le Chef de gare Fallmerayer – achoppent tout le temps sur une désillusion, quelque chose qui, à peine entrevu, s’évanouit…
Fl. N. : En réfléchissant à ce thème, Roth et les femmes, il m’est revenu une phrase de Françoise Dolto. Elle disait à propos d’elle-même et de son passage dans la vie : « Entrée désespérée, sortie joyeuse. » C’est un peu l’inverse pour les femmes qui traversent la vie de Joseph Roth… La première, Friedl, est ravissante. Il l’a vue passer un jour sur le Kurfürstendamm à Berlin. Il s’est dit « c’est un vent de printemps qui passe », et il l’a épousée en 1922. Elle est intelligente et vive, mais ce n’est pas une intellectuelle. Or Roth essaie de faire d’elle ce qu’elle n’est pas, il lui fait relire ses épreuves, mais rien de tout ça ne convient à Friedl. Du coup, cette femme va se replier sur elle-même. Elle devient irritable, distraite, un peu bizarre. Quand il va à ses rendez-vous de journaliste, il doit même l’enfermer…
P. J. : Il faut dire qu’il est en plus très jaloux, le pauvre Roth…
Fl. N. : Il est même pathologiquement jaloux ! Il enferme Friedl parce qu’elle fait des fugues et devient de plus en plus étrange. Elle commence à développer une théorie selon laquelle les amis de Roth étaient sympathiques au départ, mais qu’en définitive elle les a démasqués, percés à jour, et qu’ils sont tous mauvais et mal intentionnés. Vers la fin des années 1920, Friedel est diagnostiquée schizophrène. On l’enferme dans une maison de santé. Et tout cela va énormément peser à Roth et même contribuer à le détruire. Il dira plus tard : « Les dix années de mon mariage m’en ont coûté quarante. »
P. J. : C’est un peu à la suite de ce drame avec Friedl que Roth commence à s’alcooliser sérieusement…
Fl. N. : Au début, il y croit. Il pense qu’il va arriver à la sauver. Il travaille comme un fou. Se passionne pour la psychiatrie. Avale des tas de manuels. La folie le hante. D’abord à cause de Friedl, mais rappelons-nous que son père, lui aussi, était fou. Et comme, encore une fois, on pensait à l’époque que la folie était une malédiction divine, Roth se dit : Dieu m’a frappé, il me rattrape…
P. J. : Il est très attaché à Friedl, il est tourmenté, il souffre. Mais en même temps, il est assez désinvolte. Pendant que sa femme est à l’asile, il entame une relation érotico-intellectuelle intense avec Andrea Manga Bell, une splendide mulâtresse, mère de deux enfants, mariée à un homme important du Cameroun que Roth va baptiser « le Prince ». Pendant cette liaison, il se détourne un peu de Friedl. Mais, de temps en temps, par tendresse ou par culpabilité, il fonce à l’asile psychiatrique et demande qu’on lui rende sa femme, sinon il menace de tout casser. On la lui rend deux-trois jours, puis il la ramène à l’asile et reprend sa liaison avec Manga Bell…
Fl. N. : Avec Manga Bell et avec d’autres… la femme de lettres Irmgard Keun, la comédienne Sybil Rares… Il est un peu un apatride du sentiment, Roth. Il passe de femme en femme comme il passe de pays en pays et d’hôtel en hôtel…
P. J. : Roth a écrit des textes sur la folie. La folie qui envahit le monde à l’heure où le nazisme gagne du terrain. Il écrit des textes sur l’internement des malades mentaux juifs à Berlin sous le nazisme. En juillet 1940, Friedl va mourir dans son asile, euthanasiée par les nazis. Mais lui, Roth, a quitté l’Allemagne depuis longtemps…
Fl. N. : Oui, il part le 30 janvier 1933, c’est-à-dire le jour exact de la nomination d’Hitler comme chancelier du Reich. Il est l’un des premiers à avoir pressenti avec une telle précision ce qu’allait être le nazisme. C’est comme une prescience. Encore aujourd’hui, on est saisi quand on lit la fameuse lettre qu’il adresse à Stefan Zweig en 1933 :
Il vous sera évident que nous allons vers de grandes catastrophes. Abstraction faite du privé – notre existence littéraire et matérielle est déjà anéantie –, l’ensemble conduit à une nouvelle guerre. Je ne donne pas cher de votre vie ni de la mienne. On a réussi à laisser s’installer la barbarie. Ne vous faites pas d’illusion, c’est l’Enfer qui prend le pouvoir…
En 1933, il dit cela à tout le monde : il faut partir, partez, vos livres vont être brûlés, nous allons tous être brûlés… Et personne ne le croit. Il passe pour un fou. Un oiseau de malheur…
P. J. : En 1933, Roth s’installe à l’hôtel Foyot, à Paris, rue de Tournon. Il adore cet endroit. Mais au bout d’un moment, en 1937, l’hôtel vétuste doit être démoli et le patron lui demande de partir. Roth refuse. Tous les clients s’en vont. Lui reste dans sa chambre cloîtré… il ne partira que lorsqu’on commencera à démolir le toit !
Fl. N. : C’est assez fascinant parce que Roth a écrit un livre qui s’intitule La Fuite sans fin et sur tous les plans c’est la fuite sans fin. Il quitte son pays, l’Autriche-Hongrie s’effondre, sa femme sombre dans la folie… Il va de perte en perte, de deuil en deuil. Même pour les plus petites choses comme une chambre d’hôtel, tout lui échappe… Roth avait vécu quatre ans dans cet hôtel et avant cela de nombreuses fois au cours de ses séjours à Paris. Il vit cela presque une nouvelle fois comme la perte d’une patrie. Heureusement, il prendra en face une petite chambre, au-dessus de son café habituel, le café de Tournon. Il y a aujourd’hui une plaque et quelques photos dans ce célèbre café…
P. J. : Ce qui est extraordinaire, c’est qu’il boit énormément, il passe beaucoup de temps avec ses amis. Il a une petite cour au café rue de Tournon. Et dans ce cénacle, il est toujours le premier arrivé, il commande des mirabelles, il fait des plaisanteries, des traits d’esprit, tout le monde l’adore. Et il est toujours le dernier à quitter le café. C’est une torture pour lui que de retourner dans sa chambre où, néanmoins, il travaille. On ne sait pas trop quand ni comment, mais après 1933, il écrit de fait énormément…
Fl. N. : Il écrit des romans, mais aussi des lettres et des articles. Il écrit pour que « les gens se bougent. » Il rêve de voir se dessiner une alliance entre la France, l’Angleterre, le Vatican… – dans ce cas précis, force est de reconnaître qu’il n’est peut-être pas extrêmement prescient !
En tout cas, il affirme que l’écrivain a une responsabilité morale et que, quel que soit son talent, il n’a pas le droit de ne pas s’engager contre ce qu’il appelle « l’inhumanité du monde ».
P. J. : Je repense à cette phrase de Roth disant en substance : « Les Allemands sont le fléau dont Dieu se sert pour punir les juifs… » C’est l’époque où Roth se fait passer pour chrétien. Qui parle en lui quand il dit cela ?
Fl. N. : Difficile de savoir exactement. Un de ses amis dira : « En public, il se proclamait chrétien converti. Mais en privé il se préoccupait surtout des grands questionnements du judaïsme. » En même temps, il écrit à Zweig, toujours en 1935 : « Je vous envoie un journal chrétien de Vienne. Vous pourrez y lire un de mes articles où je proteste contre l’organisation à venir des jeux olympiques à Berlin en 1936. Mais lisez aussi ce texte très intéressant où il est expliqué que la seule solution à la question juive est la conversion de tous les juifs. » Roth va même au-delà dans sa lettre. Il dit à Zweig : « Si j’en ai la force, j’entrerai peut-être dans les ordres. Vous pouvez me dire que c’est du suicide, moi je ne vois pas autre chose que la foi chrétienne… » Je ne crois pas à ce monde, dit encore Roth. Je ne crois pas qu’on puisse agir sur lui. « Si Dieu le veut, un balai peut tirer et s’il ne le veut pas, un canon reste inerte… »
P. J. : En même temps, il aura écrit peu de temps auparavant ce chef-d’œuvre de la littérature juive qui est Job. Et lorsque sa femme Friedl a une crise vraiment sérieuse, il fait volontiers venir un rabbin miraculeux pour l’exorciser. Il prend même énormément de plaisir à discuter avec ce « faiseur d’exorcisme »…
Fl. N. : Oui… Il lui arrive aussi de dire qu’il ne croit à rien, ni à Dieu ni à Diable. Et qu’il voudrait juste « être un tronc d’arbre qui flotte à la surface de la mer ».
P. J. : En 1939, il écrit La Légende du saint buveur, l’histoire d’un clochard parisien qui boit énormément, se promène sous les ponts de Paris, n’a plus d’argent et cherche de quoi boire. Tout à coup, ce clochard, Andréas, rencontre Dieu. Et Dieu lui donne une grosse somme en lui disant : tu en prendras un peu et le reste, tu iras le déposer à l’église, à la petite sainte Thérèse. Andréas promet, il est absolument résolu à obéir à Dieu mais, chemin faisant, il boit tout. Plus tard, Dieu réapparaît, alors qu’Andréas est toujours sous les ponts, et Dieu ne cesse de lui prodiguer bonté et argent… Il lui envoie un portefeuille « perdu ». Il lui fait rencontrer des êtres providentiels, en particulier une jeune fille qui s’appelle Thérèse… auprès de qui il rendra son dernier souffle. Le livre se termine sur cette phrase : « Que Dieu nous accorde à nous autres buveurs une mort aussi douce et aussi belle. » Selon vous, aura-t-il eu, lui Joseph Roth, une mort aussi douce et aussi belle que son saint buveur ?
Fl. N. : Hélas non. Il est très « abîmé » lorsqu’il écrit ce texte. Il le termine au café de la rue de Tournon quelques semaines avant sa mort. On est donc en 1939. Il n’a pas tout à fait 45 ans mais il fume 80 cigarettes par jour et boit comme un trou. Il n’y voit plus très clair mais son esprit est resté lucide. Par ailleurs, il y a là une dame, la tenancière de ce café de Tournon, qui s’appelle Germaine Alazard. Germaine est très bonne avec lui. Elle a bien compris que l’écriture est pour Roth la seule échappatoire. Alors elle l’encourage comme elle peut : « Une page, un Pernod »… C’est ainsi qu’il termine sa Légende du saint buveur. Pour moi, c’est comme s’il s’édifiait une petite tombe de papier en se disant : voilà, là, c’est fini, je peux mourir. Je sais que vous n’avez pas la même interprétation que moi, mais je pense qu’il s’est suicidé sciemment, à petit feu…
P. J. : Je pencherais plutôt pour une autodestruction programmée mais inconsciente…
Fl. N. : Quoi qu’il en soit, le fait déclenchant c’est quelqu’un qui arrive un jour au café de Tournon et lui annonce qu’Ernst Toller vient de se pendre à New York. Ernst Toller était un de ses vieux amis de Vienne. Ce jour-là, Roth s’effondre sur la table du café de Tournon et est transporté à l’hôpital Necker où il meurt d’une double inflammation des poumons aggravée d’un delirium tremens.
P. J. : Ensuite, il y aura cet enterrement inénarrable. On se dispute la dépouille spirituelle du mort. Il y a ceux qui veulent un rabbin et des prières en hébreu et ceux qui disent : vous n’y êtes pas, il s’était converti… Le problème, c’est qu’on ne trouve pas le certificat de baptême… Bref, les juifs, les communistes, les anarchistes – il avait écrit des articles sous le pseudonyme de Joseph le Rouge – tous ceux qui le revendiquent sont furieux. Et l’enterrement se termine comme une comédie à l’italienne…
Fl. N. : Une comédie qui se termine à Thiais… Pourquoi Thiais ? Personne ne sait vraiment très bien. Il voulait être enterré à Montmartre où reposait le grand Heine qu’il admirait beaucoup. Mais… c’était trop cher. Alors il a cette petite tombe à Thiais. Une petite tombe envahie par les herbes… La tombe se trouve dans la section catholique du cimetière. L’inscription sur la pierre tombale dit : « écrivain autrichien – mort à Paris en exil. » Je ne crois pas que beaucoup d’admirateurs aujourd’hui viennent lui rendre visite de façon posthume. Mais ça aussi, Roth l’avait anticipé : « Ma mort, disait-il, sera aussi solitaire que l’aura été ma vie. »
Place de la civilisation occidentale…………………….. 9
Hasard et civilisation…………………………………… 10
La collaboration des cultures…………………………. 13
Le double sens du progrès…………………………….. 14
Bibliographie…………………………………………….. 16
Parler de contribution des races humaines à la civilisation mondiale pourrait avoir de quoi surprendre, dans une col- lection de brochuresdestinées à lutter contre le préjugé raciste. Il serait vain d’avoir consacré tant de talent et tant d’efforts à montrer que rien, dans l’état actuelde la science, ne permet d’affirmer la supériorité ou l’infériorité intellectuelle d’une race par rapport à une autre, si c’était seulement pourrestituer subrepticement sa consistance à la notion de race, en paraissant démontrer que les grands groupes ethniques qui composentl’humanité ont apporté, en tant que tels, des contributions spécifiques au patrimoine commun.
Mais rien n’est plus éloigné de notre dessein qu’une telle entreprise qui aboutirait seulement à formuler la doc- trine raciste à l’envers.Quand on cherche à caractériser les races biologiques par des propriétés psychologiques particulières, on s’écarte autant de la vérité scientifique en les définissant de façon positive que négative. Il ne faut pas oublier que Gobineau, dont l’histoire a fait le père des théoriesracistes, ne concevait pourtant pas l’« inéga- lité des races humaines » de manière quantitative, mais qualitative : pour lui, les grandes racesprimitives qui for- maient l’humanité à ses débuts – blanche, jaune, noire – n’étaient pas tellement inégales en valeur absolue que diversesdans leurs aptitudes particulières. La tare de la dégénérescence s’attachait pour lui au phénomène du métissage plutôt qu’à la position de chaque race dans une échelle de valeurs commune à toutes ; elle était donc destinée à frapper l’humanité tout entière, condamnée, sansdistinction de race, à un métissage de plus en plus poussé. Mais le péché originel de l’anthropologie consiste dans la confusion entre la notion purement biologique de race (à supposer, d’ailleurs, que, même sur ce ter- rain limité, cette notion puisse prétendre à l’objectivité, ce que lagénétique moderne conteste) et les productions
sociologiques et psychologiques des cultures humaines. Il a suffi à Gobineau de l’avoir commis pour se trouver enfermé dans le cercleinfernal qui conduit d’une erreur intellectuelle n’excluant pas la bonne foi à la légitimation involontaire de toutes les tentatives de descrimi –nation et d’exploitation.
Aussi, quand nous parlons, en cette étude, de contribu- tion des races humaines à la civilisation, ne voulons-nous pas dire que les apportsculturels de l’Asie ou de l’Europe, de l’Afrique ou de l’Amérique tirent une quelconque origi- nalité du fait que ces continents sont, en gros, peuplés par des habitants de souches raciales différentes. Si cette originalité existe – et la chose n’est pas douteuse – elle tient à des circonstances géographiques, historiques et sociologiques, non à des aptitudes distinctes liées à la constitution anatomique ouphysiologique des noirs, des jaunes ou des blancs. Mais il nous est apparu que, dans la mesure même où cette série de brochures s’esteffor- cée de faire droit à ce point de vue négatif, elle risquait, en même temps, de reléguer au second plan un aspect également trèsimportant de la vie de l’humanité : à savoir que celle-ci ne se développe pas sous le régime d’une uniforme monotonie, mais à travers desmodes extraordi- nairement diversifiés de sociétés et de civilisations ; cette diversité intellectuelle, esthétique, sociologique n’est unie par aucune relation de cause à effet à celle qui existe, sur le plan biologique, entre certains aspects observables des groupements humains :elle lui est seulement paral- lèle sur un autre terrain. Mais, en même temps, elle s’en distingue par deux caractères importants. D’abord ellese situe dans un autre ordre de grandeur. Il y a beaucoup plus de cultures humaines que de races humaines, puisque les unes se comptent par milliers et les autres par unités : deux cultures élaborées par des hommes appartenant à la même race peuvent différer autant, oudavantage, que deux cultures relevant de groupes racialement éloignés. En second lieu, à l’inverse de la diversité entre les races, qui présente pour principal intérêt celui de leur origine historique et de leur distribution dans l’espace, la diversité entre les cultures pose denombreux problèmes, car on peut se demander si elle constitue pour l’humanité un avantage ou un inconvénient, question d’ensemble quise subdivise, bien entendu, en beaucoup d’autres.
Enfin et surtout on doit se demander en quoi consiste cette diversité, au risque de voir les préjugés racistes, à peine déracinés de leur basebiologique, se reformer sur un nouveau terrain. Car il serait vain d’avoir obtenu de l’homme de la rue qu’il renonce à attribuer une significa- tion intellectuelle ou morale au fait d’avoir la peau noire ou blanche, le cheveu lisse ou crépu, pour rester silen raciales innées, commentexpliquer que la civilisation développée par l’homme blanc ait fait les immenses progrès que l’on sait, tandis que celles des peuples decouleur sont restées en arrière, les unes à mi- chemin, les autres frappées d’un retard qui se chiffre par milliers ou dizaines de milliers d’années? On ne saurait donc prétendre avoir résolu par la négative le problème de l’inégalité des races humaines, si l’on ne se penche pas aussi sur celui de l’inégalité – ou de la diversité – des cultures humaines qui, en fait sinon en droit, lui est, dans l’esprit public, étroitement lié.
Diversité des cultures
Pour comprendre comment, et dans quelle mesure, les cultures humaines diffèrent entre elles, si ces différences s’annulent ou se contredisent, ou si elles concourent à former un ensemble harmonieux, il faut d’abord essayer d’en dresser l’inventaire. Mais c’est ici que les difficul- tés commencent, car nous devons nous rendre compte que les cultures humaines ne diffèrent pas entre elles de la même façon, ni sur le même plan. Nous sommes d’abord en présence de sociétés juxtaposées dans l’es- pace, les unes proches, les autres lointaines, mais,à tout prendre, contemporaines. Ensuite nous devons compter avec des formes de la vie sociale qui se sont succé- dé dans le temps et que nous sommes empêchés de connaître par expérience directe. Tout homme peut se transformer en ethnographe et aller partager sur place l’existence d’une société qui l’intéresse ; par contre, même s’il devient historien ou archéologue, il n’entrera jamais directement en contact avec une civilisation disparue, mais seulement à travers les documents écrits ou les monuments figurés que cette société – ou d’autres – au- rontlaissés à son sujet. Enfin, il ne faut pas oublier que les sociétés contemporaines restées ignorantes de l’écri- ture, comme celles que nousappelons « sauvages » ou
« primitives », furent, elles aussi, précédées par d’autres formes, dont la connaissance est pratiquement impos- sible, fût-ce de manièreindirecte ; un inventaire conscien- cieux se doit de leur réserver des cases blanches, sans doute en nombre infiniment plus élevé que celui descases où nous nous sentons capables d’inscrire quelque chose. Une première constatation s’impose : la diversité des cultures humaines est,en fait dans le présent, en fait et aussi en droit dans le passé, beaucoup plus grande et plus riche que tout ce que nous sommes destinés à en connaître jamais.
Mais, même pénétrés d’un sentiment d’humilité et convaincus de cette limitation, nous rencontrons d’autres problèmes. Que faut-il entendrepar cultures différentes ? Certaines semblent l’être, mais si elles émergent d’un tronc commun elles ne diffèrent pas au même titre que deux sociétés qui à aucun moment de leur développe- ment n’ont entretenu de rapports. Ainsi l’ancien empire des Incas au Pérou et celui duDahomey en Afrique dif- fèrent entre eux de façon plus absolue que, disons, l’An- gleterre et les États-Unis d’aujourd’hui, bien que ces deux sociétés doivent aussi être traitées comme des socié- tés distinctes. Inversement, des sociétés entrées récem- ment en contact très intimeparaissent offrir l’image decieux devant une autre question à laquelle l’expérience prouve qu’il se raccroche immédiatement : s’il n’existe pas d’aptitudes
la même civilisation alors qu’elles y ont accédé par des chemins différents, que l’on n’a pas le droit de négliger. Il y a simultanément àl’œuvre, dans les sociétés humaines, des forces travaillant dans des directions opposées : les unes tendant au maintien et même àl’accentuation des particularismes ; les autres agissant dans le sens de la convergence et de l’affinité. L’étude du langage offre des exemples frappants de tels phénomènes : ainsi, en même temps que des langues de même origine ont tendance à se différencier les unes par rapport aux autres (tels : le russe, le français et l’anglais), des langues d’origines variées, mais parlées dans des territoires contigus, dé- veloppent des caractères communs : par exemple, le russe s’est, à certains égards, différencié d’autres langues slaves pour se rapprocher, au moins par certains traits phonétiques, des langues finno-ougriennes et turques parlées dans son voisinage géographique immédiat.
Quand on étudie de tels faits – et d’autres domaines de la civilisation, comme les institutions sociales, l’art, la religion, en fourniraientaisément de semblables – on en vient à se demander si les sociétés humaines ne se définissent pas, eu égard à leurs relations mutuelles,par un certain optimum de diversité au-delà duquel elles ne sauraient aller, mais en dessous duquel elles ne peuvent, non plus, descendre sans danger. Cet optimum varie- rait en fonction du nombre des sociétés, de leur im- portance numérique, de leur éloignementgéographique et des moyens de communication (matériels et intellec- tuels) dont elles disposent. En effet, le problème de la diversité nese pose pas seulement à propos des cultures envisagées dans leurs rapports réciproques ; il existe aussi au sein de chaque société, danstous les groupes qui la constituent : castes, classes, milieux profession- nels ou confessionnels, etc., développent certaines dif- férencesauxquelles chacun d’eux attache une extrême importance. On peut se demander si cette diversification interne ne tend pas à s’accroître lorsque la société de- vient, sous d’autres rapports, plus volumineuse et plus homogène ; tel fut, peut-être, le cas de l’Inde ancienne, avecson système de castes s’épanouissant à la suite de l’établissement de l’hégémonie aryenne.
On voit donc que la notion de la diversité des cultures humaines ne doit pas être conçue d’une manière statique. Cette diversité n’est pas celled’un échantillonnage inerte ou d’un catalogue desséché. Sans doute les hommes ont-ils élaboré des cultures différentes en raison de l’éloi-gnement géographique, des propriétés particulières du milieu et de l’ignorance où ils étaient du reste de l’hu- manité ; mais cela ne serait rigoureusement vrai que si chaque culture ou chaque société était née et s’était dé- veloppée dans l’isolement de toutes les autres. Or cela n’est jamais le cas, sauf peut-être dans des exemples exceptionnels comme celui des Tasmaniens (et là en- core, pour une période limitée).Les sociétés humaines ne sont jamais seules ; quand elles semblent le plus sépa- rées, c’est encore sous forme de groupes ou de paquets.Ainsi, il n’est pas exagéré de supposer que les cultures nord-américaines et sud-américaines ont été coupées de presque tout contact avec lereste du monde pendant une période dont la durée se situe entre dix mille et vingt-cinq mille années. Mais ce gros fragment d’humanitédétachée consistait en une multitude de sociétés, grandes et pe- tites, qui avaient entre elles des contacts fort étroits. Et, à côté desdifférences dues à l’isolement, il y a celles, tout aussi importantes, dues à la proximité : désir de s’oppo- ser, de se distinguer, d’être soi.Beaucoup de coutumes sont nées, non de quelque nécessité interne ou accident favorable, mais de la seule volonté de ne pas demeurer enreste par rapport à un groupe voisin qui soumettait à un usage précis un domaine où l’on n’avait pas songé soi- même à édicter des règles. Parconséquent, la diversité des cultures humaines ne doit pas nous inviter à une ob- servation morcelante ou morcelée. Elle est moins fonc- tionde l’isolement des groupes que des relations qui les unissent.
L’ethnocentrisme
Et pourtant, il semble que la diversité des cultures soit rarement apparue aux hommes pour ce qu’elle est : un phénomène naturel, résultantdes rapports directs ou in- directs entre les sociétés ; ils y ont plutôt vu une sorte de monstruosité ou de scandale ; dans ces matières, le progrès de la connaissance n’a pas tellement consisté à dissiper cette illusion au profit d’une vue plus exacte qu’à l’accepter ou à trouver lemoyen de s’y résigner.
L’attitude la plus ancienne, et qui repose sans doute sur des fondements psychologiques solides puisqu’elle tend à réapparaître chez chacun de nous quand nous sommes placés dans une situation inattendue, consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles: morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identi- fions. « Habitudes desauvages », « cela n’est pas de chez nous », « on ne devrait pas permettre cela », etc., autant de réactions grossières qui traduisent ce mêmefrisson, cette même répulsion, en présence de manières de vivre, de croire ou de penser qui nous sont étrangères. Ainsi l’Antiquité confondait-elle tout ce qui ne participait pas de la culture grecque (puis gréco-romaine) sous le même nom de barbare ; la civilisationoccidentale a ensuite utili- sé le terme de sauvage dans le même sens. Or derrière ces épithètes se dissimule un même jugement : il est probable que le mot barbare se réfère étymologiquement à la confusion et à l’inarticulation du chant des oiseaux, opposées à la valeursignifiante du langage humain ; et sauvage, qui veut dire « de la forêt », évoque aussi un genre de vie animal, par opposition à la culturehumaine. Dans les deux cas, on refuse d’admettre le fait même de la diversité culturelle ; on préfère rejeter hors de la culture, dans la nature,tout ce qui ne se conforme pas à la norme sous laquelle on vit.
Ce point de vue naïf, mais profondément ancré chez la plupart des hommes, n’a pas besoin d’être discuté puisque cette brochure – avectoutes celles de la même collection – en constitue précisément la réfutation. Il suf- fira de remarquer ici qu’il recèle un paradoxe assez si- gnificatif. Cette attitude de pensée, au nom de laquelle on rejette les « sauvages » (ou tous ceux qu’on choisit de considérer comme tels) hors de l’humanité, est jus- tement l’attitude la plus marquante et la plus distinctive de ces sauvages mêmes. On sait, en effet, que la no- tion d’humanité, englobant, sans distinction de race ou de civilisation, toutes les formes de l’espèce humaine, est d’apparition fort tardive etd’expansion limitée. Là même où elle semble avoir atteint son plus haut développement, il n’est nullement certain — l’histoire récente leprouve — qu’elle soit établie à l’abri des équivoques ou des régres- sions. Ma
is, pour de vastes fractions de l’espèce humaine et pendant des dizaines de millénaires, cette notion pa- raît être totalement absente.L’humanité cesse aux fron- tières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village ; à tel point qu’un grand nombre de popula- tions dites primitives se désignent d’un nom qui signifie les « hommes » (ou parfois – dirons-nous avec plus de discrétion – les « bons », les « excellents », les « com- plets »), impliquant ainsi que les autres tribus, groupes ou villages ne participent pas des vertus – ou même de la nature – humaines, mais sont tout au plus composés de
« mauvais », de « méchants », de « singes de terre » ou d’« œufs de pou ». On va souvent jusqu’à priver l’étranger de ce dernier degré deréalité en en faisant un « fantôme » ou une « apparition ». Ainsi se réalisent de curieuses si- tuations où deux interlocuteurs se donnent cruellement la réplique. Dans les Grandes Antilles, quelques années après la découverte de l’Amérique, pendant que les Espagnols envoyaient des commissions d’enquête pour re- chercher si les indigènes possédaient ou non une âme, ces derniers s’employaient àimmerger des Blancs prison- niers afin de vérifier par une surveillance prolongée si leur cadavre était, ou non, sujet à la putréfaction.
Cette anecdote à la fois baroque et tragique illustre bien le paradoxe du relativisme culturel (que nous retrou- verons ailleurs sousd’autres formes) : c’est dans la me- sure même où l’on prétend établir une discrimination entre les cultures et les coutumes que l’on s’identifie le plus complètement avec celles qu’on essaye de nier. En refu- sant l’humanité à ceux qui apparaissent comme les plus « sauvages » ou « barbares » de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie.
Sans doute les grands systèmes philosophiques et religieux de l’humanité – qu’il s’agisse du bouddhisme, du christianisme ou del’islam, des doctrines stoïcienne, kantienne ou marxiste — se sont-ils constamment élevés contre cette aberration. Mais la simple proclamation de l’égalité naturelle entre tous les hommes et de la fraternité qui doit les unir, sans distinction de races ou de cultures, aquelque chose de décevant pour l’esprit, parce qu’elle néglige une diversité de fait, qui s’impose à l’observation, et dont il ne suffit pas de dire qu’elle n’affecte pas le fond du problème pour que l’on soit théoriquement et pratiquement autorisé à faire comme si elle n’existait pas. Ainsi le préambule à la seconde déclaration de l’Unesco sur le problème des races remarque judicieusement que, ce qui convainc l’hommede la rue que les races existent, c’est l’« évidence immédiate de ses sens quand il aperçoit ensemble un Africain, un Européen, un Asiatique et un Indien américain ».
Les grandes déclarations des droits de l’homme ont, elles aussi, cette force et cette faiblesse d’énoncer un idéal trop souvent oublieux du faitque l’homme ne réalise pas sa nature dans une humanité abstraite, mais dans des cultures traditionnelles où les changements les plus révolutionnaires laissent subsister des pans entiers, et s’expliquent eux-mêmes en fonction d’une situation stric- tement définie dans le tempset dans l’espace. Pris entre la double tentation de condamner des expériences qui le heurtent affectivement, et de nier des différences qu’il nevains compromis entre ces pôles contra- dictoires, et rendre compte de la diversité des cultures tout en cherchant à supprimer ce qu’elle conserve pour lui de scandaleux et de choquant.
Mais, si différentes et parfois si bizarres qu’elles puissent être, toutes ces spéculations se ramènent en fait à une seule recette, que leterme de faux évolutionnisme est sans doute le mieux apte à caractériser. En quoi consiste-t-elle ? Très exactement, il s’agit d’une tentativepour supprimer la diversité des cultures tout en feignant de la reconnaître pleinement. Car, si l’on traite les différents états où se trouvent les sociétés humaines, tant anciennes que lointaines, comme des stades ou des étapes d’un développement unique qui, partant du même point, doit les faire converger vers le même but, on voit bien que la diversité n’est plus qu’apparente. L’humanité devient une et identique à elle-même ; seulement, cette unité et cette identité ne peuvent se réaliser que progressivement et la variété des cultures illustre les moments d’un processus qui dissimule une réalité plus profonde ou en retarde la manifestation.
Cette définition peut paraître sommaire quand on a présent à l’esprit les immenses conquêtes du darwinisme. Mais celui-ci n’est pas encause, car l’évolutionnisme bio- logique et le pseudoévolutionnisme que nous avons ici en vue sont deux doctrines très différentes. La premièreest née comme une vaste hypothèse de travail, fondée sur des observations où la part laissée à l’interprétation est fort petite. Ainsi, lesdifférents types constituant la généa- logie du cheval peuvent être rangés dans une série évolu- tive pour deux raisons : la première est qu’il fautun cheval pour engendrer un cheval ; la seconde, que des couches de terrain superposées, donc historiquement de plus en plus anciennes,contiennent des squelettes qui varient de façon graduelle depuis la forme la plus récente jusqu’à la plus archaïque. Il devient ainsi hautementprobable que Hipparion soit l’ancêtre réel de Equus caballus. Le même raisonnement s’applique sans doute à l’espèce humaine et à ses races.Mais quand on passe des faits biologiques aux faits de culture, les choses se compliquent singuliè- rement. On peut recueillir dans le sol des objets maté- riels, et constater que, selon la profondeur des couches géologiques, la forme ou la technique de fabrication d’un certain type d’objet varie progressivement. Et pourtant une hache ne donne pas physiquement naissance à une hache, à la façon d’un animal. Dire, dansce dernier cas, qu’une hache a évolué à partir d’une autre constitue donc une formule métaphorique et approximative, dépourvue de la rigueurscientifique qui s’attache à l’expression si- milaire appliquée aux phénomènes biologiques. Ce qui est vrai d’objets matériels dont laprésence physique est attestée dans le sol, pour des époques déterminables, l’est plus encore pour les institutions, les croyances, les goûts,dont le passé nous est généralement inconnu. La notion d’évolution biologique correspond à une hypothèse dotée d’un des plus hautscoefficients de probabilité qui puissent se rencontrer dans le domaine des sciences naturelles ; tandis que la notion d’évolution sociale ou culturelle n’apporte, tout au plus, qu’un procédé sédui- sant, mais dangereusement commode, de présentation des faits.
comprend pas intellectuellement, l’homme moderne s’est livré à cent spéculations philosophiques et sociologiques pour établir de
D’ailleurs, cette différence, trop souvent négligée, entre le vrai et le faux évolutionnisme s’explique par leurs dates d’apparition respectives. Sansdoute, l’évolutionnisme so- ciologique devait recevoir une impulsion vigoureuse de la part de l’évolutionnisme biologique ; mais il lui est an- térieur dans les faits. Sans remonter jusqu’aux concep- tions antiques, reprises par Pascal, assimilant l’humani- té à un être vivant qui passe par les stades successifs de l’enfance, de l’adolescence et de la maturité, c’est au XVIIIe siècle qu’on voit fleurir les schémasfondamentaux qui seront, par la suite, l’objet de tant de manipulations : les « spirales » de Vico, ces « trois âges » annonçant les
« trois états » de Comte, l’« escalier » de Condorcet. Les deux fondateurs de l’évolutionnisme social, Spencer et Ty- lor, élaborent et publientleur doctrine avant L’origine des espèces ou sans avoir lu cet ouvrage. Antérieur à l’évo- lutionnisme biologique, théorie scientifique, l’évolution- nisme social n’est, trop souvent, que le maquillage fausse- ment scientifique d’un vieux problème philosophique dont il n’est nullement certain que l’observation et l’induction puissent un jour fournir la clef.
Cultures archaïques et cultures primitives
Nous avons suggéré que chaque société peut, de son propre point de vue, répartir les cultures en trois caté- gories : celles qui sont ses contemporaines, mais se trouvent situées en un autre lieu du globe ; celles qui se sont manifestées approximativement dans le même es-pace, mais l’ont précédée dans le temps ; celles, enfin, qui ont existé à la fois dans un temps antérieur au sien et dans un espace différent de celui où elle se place.
On a vu que ces trois groupes sont très inégalement connaissables. Dans le cas du dernier, et quand il s’agit de cultures sans écriture,sans architecture et à techniques rudimentaires (comme c’est le cas pour la moitié de la terre habitée et pour 90 à 99 %, selon les régions,du laps de temps écoulé depuis le début de la civilisation), on peut dire que nous ne pouvons rien en savoir et que tout ce qu’on essaie de sereprésenter à leur sujet se réduit à des hypothèses gratuites.
Par contre, il est extrêmement tentant de chercher à établir, entre les cultures du premier groupe, des relations équivalant à un ordre desuccession dans le temps. Com- ment des sociétés contemporaines, restées ignorantes de l’électricité et de la machine à vapeur,n’évoqueraient- elles pas la phase correspondante du développement de la civilisation occidentale ? Comment ne pas comparer les tribus indigènes, sans écriture et sans métallurgie, mais traçant des figures sur les parois rocheuses et fa- briquant des outils de pierre, avec lesformes archaïques de cette même civilisation, dont les vestiges trouvés dans les grottes de France et d’Espagne attestent la similarité ? C’est là surtout que le faux évolutionnisme s’est donné libre cours. Et pourtant ce jeu séduisant, auquel nous nous abandonnons presque irrésistiblement chaque fois que nous en avons l’occasion (le voyageur occidental ne se complaît-il pas à retrouver le « moyen âge » enOrient, le « siècle de Louis XIV » dans le Pékin d’avant la première guerre mondiale, l’« âge de la pierre » parmi les indigènes d’Australie ou de Nouvelle –Guinée ?), est extraordinai- rement pernicieux. Des civilisations disparues, nous neconnaissons que certains aspects, et ceux-ci sont d’au- tant moins nombreux que la civilisation considérée est plus ancienne, puisque les aspects connus sont ceux-là seuls qui ont pu survivre aux destructions du temps. Le procédé consiste donc à prendre la partie pour le tout, à conclure, du fait que certains aspects de deux civilisa-tions (l’une actuelle, l’autre disparue) offrent des ressem- blances, à l’analogie de tous les aspects. Or non seule- ment cette façon deraisonner est logiquement insoute- nable, mais dans bon nombre de cas elle est démentie par les faits.
Jusqu’à une époque relativement récente, les Tas- maniens, les Patagons possédaient des instruments de pierre taillée, et certaines tribus australiennes et américaines en fabriquent encore. Mais l’étude de ces ins- truments nous aide fort peu à comprendre l’usage des outils de l’époque paléolithique. Comment se servait-on des fameux « coups-de-poing » dont l’utilisation devait pourtant être si précise queleur forme et leur technique de fabrication sont restées standardisées de façon rigide pendant cent ou deux cent mille années, et sur un territoires’étendant de l’Angleterre à l’Afrique du Sud, de la France à la Chine ? À quoi servaient les extraordinaires pièces levalloisiennes, triangulaireset aplaties, qu’on trouve par centaines dans les gisements et dont aucune hypothèse ne parvient à rendre compte ? Qu’étaient les prétendus
« bâtons de commandement » en os de renne ? Quelle pouvait être la technologie des cultures tardenoisiennes qui ont abandonné derrière elles un nombre incroyable de minuscules morceaux de pierre taillée, aux formes géométriques infiniment diversifiées, mais fort peu d’ou- tils à l’échelle de la main humaine ? Toutes ces incer- titudes montrent qu’entre les sociétés paléolithiques et certaines sociétés indigènescontemporaines existe sans doute une ressemblance : elles se sont servies d’un ou- tillage de pierre taillée. Mais, même sur le plan de la tech- nologie, il est difficile d’aller plus loin : la mise en œuvre du matériau, les types d’instruments, donc leur destination, étaient différentes et les uns nous apprennent peu sur les autres à ce sujet. Comment donc pourraient-ils nous instruire sur le langage, les institutions sociales ou les croyances religieuses ?
Une des interprétations les plus populaires, parmi celles qu’inspire l’évolutionnisme culturel, traite les pein- tures rupestres que nous ontlaissées les sociétés du pa- léolithique moyen comme des figurations magiques liées à des rites de chasse. La marche du raisonnement est la suivante : les populations primitives actuelles ont des rites de chasse, qui nous apparaissent souvent dépourvus de valeur utilitaire ; lespeintures rupestres préhistoriques, tant par leur nombre que par leur situation au plus profond des grottes, nous semblent sans valeur utilitaire ; leurs auteurs étaient des chasseurs : donc elles servaient à des rites de chasse. Il suffit d’énoncer cette argumenta- tion implicite pour enapprécier l’inconséquence. De reste, c’est surtout parmi les non-spécialistes qu’elle a cours, car les ethnographes, qui ont, eux, l’expérience de ces popula- tions primitives si volontiers mises a à toutes les sauces » par un cannibalisme pseudo – scientifique peu respec- tueux del’intégrité des cultures humaines, sont d’accord pour dire que rien, dans les faits observés, ne permet de formuler une hypothèse quelconque sur les documents en question. Et puisque nous parlons ici des peintures rupestres, nous soulignerons qu’à l’exception des pein- tures rupestres sud-africaines (que certains considèrent comme l’œuvre d’indigènes récents), les arts « primitifs » sont aussi éloignés de l’art magdalénien et aurignacien que de l’art européen contemporain. Car ces arts se ca- ractérisent par un très haut degré de stylisationallant jus- qu’aux plus extrêmes déformations, tandis que l’art pré- historique offre un saisissant réalisme. On pourrait être tenté de voir dans ce dernier trait l’origine de l’art eu- ropéen ; mais cela même serait inexact, puisque, sur le même territoire, l’art paléolithique a étésuivi par d’autres formes qui n’avaient pas le même caractère ; la continuité de l’emplacement géographique ne change rien au fait que, surle même sol, se sont succédé des populations dif- férentes, ignorantes ou insouciantes de l’œuvre de leurs devanciers et apportant chacuneavec elle des croyances, des techniques et des styles opposés.
Par l’état de ses civilisations, l’Amérique précolom- bienne, à la veille de la découverte, évoque la période néo- lithique européenne. Mais cette assimilation ne résiste pas davantage à l’examen : en Europe, l’agriculture et la domestication des animaux vont de pair, tandisqu’en Amérique un développement exceptionnellement poussé de la première s’accompagne d’une presque complète ignorance (ou, en tout cas, d’une extrême limitation) de la seconde. En Amérique, l’outillage lithique se perpétue dans une économie agricole qui, en Europe,est associée au début de la métallurgie.
Il est inutile de multiplier les exemples. Car les tenta- tives faites pour connaître la richesse et l’originalité des cultures humaines, et pour les réduire à l’état de répliques inégalement arriérées de la civilisation occidentale, se heurtent à une autre difficulté, qui est beaucoup pluspro- fonde : en gros (et exception faite de l’Amérique, sur la- quelle nous allons revenir), toutes les sociétés humaines ont derrière elles unpassé qui est approximativement du même ordre de grandeur. Pour traiter certaines sociétés comme des « étapes » du développement de certaines autres, il faudrait admettre qu’alors que, pour ces der- nières, il se passait quelque chose, pour celles-là il ne se passait rien – oufort peu de choses. Et en effet, on parle volontiers des « peuples sans histoire » (pour dire parfois que ce sont les plus heureux). Cette formule elliptique signifie seulement que leur histoire est et restera incon- nue, mais non qu’elle n’existe pas. Pendant des dizaines etmême des centaines de millénaires, là-bas aussi, il y a eu des hommes qui ont aimé, haï, souffert, inventé, com- battu. En vérité, il n’existepas de peuples enfants ; tous sont adultes, même ceux qui n’ont pas tenu le journal de leur enfance et de leur adolescence.
On pourrait sans doute dire que les sociétés humaines ont inégalement utilisé un temps passé qui, pour cer- taines, aurait même été du temps perdu ; que les unes mettaient les bouchées doubles tandis que les autres mu- saient le long du chemin. On en viendrait ainsi à distinguer entre deux sortes d’histoires : une histoire progressive, acquisitive, qui accumule les trouvailles et les inventions pour construire de grandescivilisations, et une autre his- toire, peut-être également active et mettant en œuvre au- tant de talents, mais où manquerait le don synthétiquequi est le privilège de la première. Chaque innovation, au lieu de venir s’ajouter à des innovations antérieures et orien- tées dans le mêmesens, s’y dissoudrait dans une sortede flux ondulant qui ne parviendrait jamais à s’écarter durablement de la direction primitive.
Cette conception nous paraît beaucoup plus souple et nuancée que les vues simplistes dont on a fait justice aux paragraphesprécédents. Nous pourrons lui conser- ver une place dans notre essai d’interprétation de la di- versité des cultures et cela sans faire injusticeà aucune. Mais avant d’en venir là, il faut examiner plusieurs ques- tions
L’idée de progrès
Nous devons d’abord considérer les cultures appartenant au second des groupes que nous avons distingués : celles qui ont précédéhistoriquement la culture – quelle qu’elle soit – au point de vue de laquelle on se place. Leur situation est beaucoup plus compliquée que dans les cas précédemment envisagés. Car l’hypothèse d’une évolution, qui semble si incertaine et si fragile quand on l’utilise pour hiérarchiser des sociétés contemporaines éloignées dans l’espace, paraît ici difficilement contes- table, et même directement attestée par les faits. Nous savons, par le témoignage concordant de l’archéologie, de la préhistoire et de la paléontologie, que l’Europe actuelle fut d’abord habitée par des espèces variées du genre Homo se servant d’outils de silex grossièrement taillés ; qu’à ces premières cultures en ontsuccédé d’autres, où la taille de la pierre s’affine, puis s’accompagne du po- lissage et du travail de l’os et de l’ivoire ; que la poterie, letissage, l’agriculture, l’élevage font ensuite leur appa- rition, associés progressivement à la métallurgie, dont nous pouvons aussi distinguer les étapes. Ces formes successives s’ordonnent donc dans le sens d’une évo- lution et d’un progrès ; les unes sont supérieures et les autres inférieures. Mais, si tout cela est vrai, comment ces distinctions ne réagiraient-elles pas inévitablement sur la façon dont nous traitons des forces contemporaines, mais présentant entre elles des écarts analogues ? Nos conclusions antérieures risquent donc d’être remises en cause par ce nouveau biais.
Les progrès accomplis par l’humanité depuis ses ori- gines sont si manifestes et si éclatants que toute tentative pour les discuter se réduiraità un exercice de rhétorique. Et pourtant, il n’est pas si facile qu’on le croit de les ordon- ner en une série régulière et continue. Il y a quelque cin- quante ans, les savants utilisaient, pour se les représenter, des schémas d’une admirable simplicité : âge de la pierre taillée, âge de la pierrepolie, âges du cuivre, du bronze, du fer. Tout cela est trop commode. Nous soupçonnons aujourd’hui que le polissage et la taille de la pierre ont parfois existé côte à côte ; quand la seconde technique éclipse complètement la première, ce n’est pas comme le résultat d’un progrèstechnique spontanément jailli de l’étape antérieure, mais comme une tentative pour copier, en pierre, les armes et les outils de métal quepossédaient des civilisations, plus « avancées » sans doute, mais en fait contemporaines de leurs imitateurs. Inversement, la poterie, qu’oncroyait solidaire de I’ « âge de la pierre po- lie », est associée à la taille de la pierre dans certaines régions du nord de l’Europe.
Pour ne considérer que la période de la pierre taillée, dite paléolithique, on pensait, il y a quelques années en- core, que les différentesformes de cette technique – caractérisant respectivement les industries « à nucléi », les industries « à éclats » et les industries « à lames » – correspondaient à un progrès historique en trois étapes qu’on appelait paléolithique inférieur, paléolithique moyen et paléolithiquesupérieur. On admet aujourd’hui que ces trois formes ont coexisté, constituant, non des étapes d’un progrès à sens unique, mais desaspects ou, comme on dit, des « faciès » d’une réalité non pas sans doute sta- tique, mais soumise à des variations et transformations fort complexes. En fait, le levalloisien, que nous avons déjà cité et dont la floraison se situe entre le 250e et le 70e millénaire avant l’èrechrétienne, atteint une perfection dans la technique de la taille qui ne devait guère se retrou- ver qu’a la fin du néolithique, deux cent quarante-cinq à soixante-cinq mille ans plus tard, et que nous serions fort en peine de reproduire aujourd’hui.
Tout ce qui est vrai des cultures l’est aussi sur le plan des races, sans qu’on puisse établir (en raison des ordres de grandeur différents) aucune corrélation entre les deux processus : en Europe, l’homme de Néander- thal n’a pas précédé les plus anciennes formes d’Ho- mosapiens ; celles-ci ont été ses contemporaines, peut- être même ses devancières. Et il n’est pas exclu que les types les plus variablesd’hominiens aient coexisté dans le temps, sinon dans l’espace : « pygmées » d’Afrique du Sud, « géants » de Chine et d’Indonésie, etc.
Encore une fois, tout cela ne vise pas à nier la réalité d’un progrès de l’humanité, mais nous invite à le concevoir avec plus de prudence. Ledéveloppement des connais- sances préhistoriques et archéologiques tend à étaler dans l’espace des formes de civilisation que nousétions portés à imaginer comme échelonnées dans le temps. Cela signifie deux choses : d’abord que le « progrès » (si ce terme convientencore pour désigner une réalité très différente de celle à laquelle on l’avait d’abord appliqué) n’est ni nécessaire, ni continu ; il procède parsauts, par bonds, ou, comme diraient les biologistes, par mutations. Ces sauts et ces bonds ne consistent pas à aller toujours plus loin dans lamême direction ; ils s’accompagnent de changements d’orientation, un peu à la manière du cava- lier des échecs qui a toujours à sa disposition plusieurs progressions mais jamais dans le même sens. L’humanité en progrès ne ressemble guère à un personnage gravis- santun escalier, ajoutant par chacun de ses mouvements une marche nouvelle à toutes celles dont la conquête lui est acquise ; elle évoque plutôtle joueur dont la chance est répartie sur plusieurs dés et qui, chaque fois qu’il les jette, les voit s’éparpiller sur le tapis, amenant autant de comptes différents. Ce que l’on gagne sur un, on est tou- jours exposé à le perdre sur l’autre, et c’est seulement de temps à autre que l’histoire est cumulative, c’est-à-dire que les comptes s’additionnent pour former une combi- naison favorable.
Que cette histoire cumulative ne soit pas le privilège d’une civilisation ou d’une période de l’histoire, l’exemple de l’Amérique le montre de manière convaincante. Cet immense continent voit arriver l’homme, sans doute par petits groupes de nomades passant le détroit de Behring à la faveur des dernières glaciations, à une date qui ne saurait être fort antérieure au 20e millénaire. En vingt ou vingt-cinq mille ans, ces hommes réussissent une des plus étonnantes démonstrations d’histoire cumulative qui soient au monde : explorant de fond en comble lesres-sources d’un milieu naturel nouveau, y domestiquant (à côtés de certaines espèces animales) les espèces végé- tales les plus variées pourleur nourriture, leurs remèdes et leurs poisons, et – fait inégalé ailleurs – promouvant des substances vénéneuses comme le manioc au rôled’ali- ment de base, ou d’autres à celui de stimulant ou d’anes- thésique ; collectionnant certains poisons ou stupéfiants en fonction des espèces animales sur lesquelles cha- cun d’eux exerce une action élective ; poussant enfin cer- taines industries comme le tissage, lacéramique et le tra- vail des métaux précieux au plus haut point de perfection. Pour apprécier cette œuvre immense, il suffit de mesurer lacontribution de l’Amérique aux civilisations de l’Ancien Monde. En premier lieu, la pomme de terre, le caoutchouc, le tabac et la coca (base del’anesthésie moderne) qui, à des titres sans doute divers, constituent quatre piliers de la culture occidentale ; le maïs et l’arachide qui devaient révolutionner l’économie africaine avant peut-être de se généraliser dans le régime alimentaire de l’Europe ; en- suite le cacao, la vanille, la tomate, l’ananas, le piment, plusieurs espèces de haricots, de cotons et de cucurbi- tacées. Enfin le zéro, base de l’arithmétique et, indirecte-ment, des mathématiques modernes, était connu et uti- lisé par les Mayas au moins un demi-millénaire avant sa découverte par les savantsindiens de qui l’Europe l’a reçu par l’intermédiaire des Arabes. Pour cette raison peut-être leur calendrier était, à époque égale, plus exact quecelui de l’Ancien Monde. La question de savoir si le régime po- litique des Incas était socialiste ou totalitaire a déjà fait couler beaucoupd’encre. Il relevait de toute façon des for- mules les plus modernes et était en avance de plusieurs siècles sur les phénomènes européens du même type. L’attention renouvelée dont le curare a fait récemment l’ob- jet rappellerait, s’il en était besoin, que les connaissances scientifiques desindigènes américains, qui s’appliquent à tant de substances végétales inemployées dans le reste du monde, peuvent encore fournir à celui-cid’importantes contributions.
Histoire stationnaire et histoire cumulative
La discussion de l’exemple américain qui précède doit nous inviter à pousser plus avant notre réflexion sur la différence entre « histoirestationnaire » et « histoire cu- mulative ». Si nous avons accordé à l’Amérique le privilège de l’histoire cumulative, n’est-ce pas, en effet,seulement parce que nous lui reconnaissons la paternité d’un certain nombre de contributions que nous lui avons empruntées ou quiressemblent aux nôtres ? Mais quelle serait notre position, en présence d’une civilisation qui se serait atta- chée à développer des valeurspropres, dont aucune ne serait susceptible d’intéresser la civilisation de l’observa- teur ? Celui-ci ne serait-il pas porté à qualifier cette civili- sation de stationnaire ? En d’autres termes la distinction entre les deux formes d’histoire dépend-elle de la nature intrinsèque des culturesauxquelles on l’applique, ou ne résulte-t-elle pas de la perspective ethnocentrique dans laquelle nous nous plaçons toujours pour évaluer une culture différente ? Nous considérerions ainsi comme cu- mulative toute culture qui se développerait dans un sens analogue au nôtre,c’est-à-dire dont le développement se- rait doté pour nous de signification. Tandis que les autres cultures nous apparaîtraient commestationnaires, non pas nécessairement parce qu’elles le sont, mais parce que leur ligne de développement ne signifie rien pour nous, n’estpas mesurable dans les termes du système de ré- férence que nous utilisons.
Que tel est bien le cas, cela résulte d’un examen, même sommaire, des conditions dans lesquelles nous appliquons la distinction entreles deux histoires, non pas pour caractériser des sociétés différentes de la nôtre, mais à l’intérieur même de celle – ci. Cette application est plus fréquente qu’on ne croit. Les personnes âgées considèrent généralement comme stationnaire l’histoire qui s’écoule pendant leur vieillesse en opposition avec l’histoire cumulative dont leurs jeunes ans ont été té- moins. Une époque dans laquelle elles ne sont plus ac- tivement engagées, où elles ne jouent plus de rôle, n’a plus de sens : il ne s’y passe rien, ou ce qui s’y passe n’offre à leurs yeux que descaractères négatifs : tandis que leurs petits-enfants vivent cette période avec toute la ferveur qu’ont oubliée leurs aînés. Les adversaires d’unré- gime politique ne reconnaissent pas volontiers que celui- ci évolue ; ils le condamnent en bloc, le rejettent hors de l’histoire, comme unesorte de monstrueux entracte à la fin duquel seulement la vie reprendra. Tout autre est la conception des partisans, et d’autant plus,remarquons- le, qu’ils participent étroitement, et à un rang élevé, au fonctionnement de l’appareil. L’historicité, ou, pour parler exactement,l’événementialité d’une culture ou d’un pro- cessus culturel sont ainsi fonction, non de leurs propriétés intrinsèques, mais de la situation oùnous nous trouvons par rapport à eux, du nombre et de la diversité de nos intérêts qui sont gagés sur eux.
L’opposition entre cultures progressives et cultures inertes semble ainsi résulter, d’abord, d’une différence de focalisation. Pourl’observateur au microscope, qui s’est
« mis au point » sur une certaine distance mesurée à par- tir de l’objectif, les corps placés en deçà ou au-delà, l’écart serait-il de quelquescentièmes de millimètre seulement, apparaissent confus et brouillés, ou même n’apparaissent pas du tout : on voit au travers. Une autrecomparaison permettra de déceler la même illusion. C’est celle qu’on emploie pour expliquer les premiers rudiments de la théo- rie de larelativité. Afin de montrer que la dimension et la vitesse de déplacement des corps ne sont pas des valeurs absolues, mais des fonctions de laposition de l’observa- teur, on rappelle que, pour un voyageur assis à la fenêtre d’un train, la vitesse et la longueur des autres trains varientselon que ceux-ci se déplacent dans le même sens ou dans un sens opposé. Or tout membre d’une culture en est aussi étroitement solidaireque ce voyageur idéal l’est de son train. Car, dès notre naissance, l’entourage fait pénétrer en nous, par mille démarches conscientes et inconscientes, un système complexe de référence consistant en jugements de valeur, motivations, centres d’intérêt, y compris la vueréflexive que l’éducation nous impose du devenir historique de notre civilisation, sans laquelle celle- ci deviendrait impensable, ou apparaîtrait en contradiction avec les conduites réelles. Nous nous déplaçons lit- téralement avec ce système de références, et les réalités culturelles dudehors ne sont observables qu’à travers les déformations qu’il leur impose, quand il ne va pas jusqu’à nous mettre dans l’impossibilité d’enapercevoir quoi que ce soit.
Dans une très large mesure, la distinction entre les « cultures qui bougent » et les « cultures qui ne bougent pas » s’explique par la même différence de position qui fait que, pour notre voyageur, un train en mouvement bouge ou ne bouge pas. Avec, il est vrai, une différence dont l’importance apparaîtra pleinement le jour – dont nous pouvons déjà entrevoir la lointaine venue – où l’on cherchera à formuler une théorie de la relativité généra- lisée dans un autresens que celui d’Einstein, nous vou- lons dire s’appliquant à la fois aux sciences physiques et aux sciences sociales : dans les unes et les autres, tout semble se passer de façon symétrique mais inverse. À l’observateur du monde physique (comme le montre l’exemple du voyageur), ce sont les systèmes évoluant dans le même sens que le sien qui paraissent immobiles, tandis que les plus rapides sont ceux quiévoluent dans des sens différents. C’est le contraire pour les cultures, puisqu’elles nous paraissent d’autant plus actives qu’elles se déplacent dans le sens de la nôtre, et stationnaires quand leur orientation diverge. Mais, dans le cas des sciences de l’homme, le facteur vitesse n’a qu’une va- leur métaphorique. Pour rendre la comparaison valable, on doit le remplacer par celui d’information et de signi- fication. Or nous savons qu’il est possible d’accumuler beaucoup plus d’informations sur un train qui se meut parallèlement au nôtre et à une vitesse voisine(ainsi, exa- miner la tête des voyageurs, les compter, etc.) que sur un train qui nous dépasse ou que nous dépassons à très grande vitesse, ouqui nous paraît d’autant plus court qu’il circule dans une autre direction. À la limite, il passe si vite que nous n’en gardons qu’une impressionconfuse d’où les signes mêmes de vitesse sont absents ; il se réduit à un brouillage momentané du champ visuel : ce n’est plus un train, ilne signifie plus rien. Il y a donc, semble- t-il, une relation entre la notion physique de mouvement apparent et une autre notion qui, elle, relèveégalement de la physique, de la psychologie et de la sociologie : celle de quantité d’information susceptible de « passer » entre deux individusou groupes, en fonction de la plus ou moins grande diversité de leurs cultures respectives.
Chaque fois que nous sommes portés à qualifier une culture humaine d’inerte ou de stationnaire, nous devons donc nous demander si cetimmobilisme apparent ne ré- sulte pas de l’ignorance où nous sommes de ses intérêts véritables, conscients ou inconscients, et si, ayant des critères différents des nôtres, cette culture n’est pas, à notre égard, victime de la même illusion. Autrement dit, nous nous apparaîtrions l’unà l’autre comme dépourvus d’intérêt, tout simplement parce que nous ne nous res- semblons pas.
La civilisation occidentale s’est entièrement tournée, depuis deux ou trois siècles, vers la mise à la disposi- tion de l’homme de moyensmécaniques de plus en plus puissants. Si l’on adopte ce critère, on fera de la quanti- té d’énergie disponible par tête d’habitant l’expression du plus ou moins haut degré de développement des socié- tés humaines. La civilisation occidentale, sous sa forme nord-américaine, occuperala place de tête, les sociétés européennes venant ensuite, avec, à la traîne, une masse de sociétés asiatiques et africaines qui deviendront vite indistinctes. Or ces centaines ou même ces milliers de sociétés qu’on appelle « insuffisamment développées » et « primitives », qui sefondent dans un ensemble confus quand on les envisage sous le rapport que nous venons de citer (et qui n’est guère propre à les qualifier, puisque cette ligne de développement leur manque ou occupe chez elles une place très secondaire), elles ne sont tout de même pas identiques. Sous d’autresrapports, elle se placent aux antipodes les unes des autres ; selon le point de vue choisi, on aboutirait donc à des classements différents.
Si le critère retenu avait été le degré d’aptitude à triompher des milieux géographiques les plus hostiles, il n’y a guère de doute que les Eskimos d’une part, les Bé- douins de l’autre, emporteraient la palme. L’Inde a su, mieux qu’aucune autre civilisation, élaborer un système philosophico-religieux, et la Chine, un genre de vie capable de réduire les conséquences psychologiques d’un dés- équilibre démographique. Ily a déjà treize siècles, l’islam a formulé une théorie de la solidarité de toutes les formes de la vie humaine : technique, économique, sociale,spi- rituelle, que l’Occident ne devait retrouver que tout ré- cemment, avec certains aspects de la pensée marxiste et la naissance de l’ethnologie moderne. On sait quelle place prééminente cette vision prophétique a permis aux Arabes d’occuper dans la vie intellectuelle dumoyen âge. L’Occident, maître des machines, témoigne de connais- sances très élémentaires sur l’utilisation et les ressources de cettesuprême machine qu’est le corps humain. Dans ce domaine au contraire, comme dans celui, connexe, des rapports entre le physique et lemoral, l’Orient et l’Extrême- Orient possèdent sur lui une avance de plusieurs millé- naires ; ils ont produit ces vastes sommes théoriques et pratiques que sont le yoga de l’Inde, les techniques du souffle chinoises ou la gymnastique viscérale des anciens Maoris. L’agriculture sansterre, depuis peu à l’ordre du jour, a été pratiquée pendant plusieurs siècles par certains peuples polynésiens qui eussent pu aussi enseignerau monde l’art de la navigation, et qui l’ont profondément bouleversé, au XVIIIe siècle, en lui révélant un type de vie sociale et morale pluslibre et plus généreuse que tout ce que l’on soupçonnait.
Pour tout ce qui touche à l’organisation de la famille et à l’harmonisation des rapports entre groupe familial et groupe social, les Australiens,arriérés sur le plan éco- nomique, occupent une place si avancée par rapport au reste de l’humanité qu’il est nécessaire, pour com- prendreles systèmes de règles élaborés par eux de façon consciente et réfléchie, de faire appel aux formes les plus raffinées des mathématiquesmodernes. Ce sont eux qui ont vraiment découvert que les liens du mariage forment le canevas sur lequel les autres institutions sociales ne sont que des broderies ; car, même dans les sociétés modernes où le rôle de la famille tend à se restreindre, l’intensité des liens de famille n’est pas moins grande : elle s’amortit seulement dans un cercle plus étroit aux limites duquel d’autres liens, intéressant d’autres familles,viennent aussitôt la relayer. L’articulation des familles au moyen des intermariages peut conduire à la formation de larges charnières entre quelques ensembles, ou de petites charnières entre des ensembles très nombreux ; mais, petites ou grandes, ce sont ces charnières qui main- tiennent tout l’édifice social et qui lui dorment sa sou- plesse. Avec une admirable lucidité, les Australiens ont fait la théorie de ce mécanisme et inventorié les princi- pales méthodes permettant de le réaliser, avec les tages et les inconvénients qui s’attachent à chacune.Ils ont ainsi dépassé le plan de l’observation empirique pour s’élever à la connaissance des lois mathématiques qui régissent le système. Sibien qu’il n’est nullement exagéré de saluer en eux, non seulement les fondateurs de toute sociologie générale, mais encore les véritablesintroduc- teurs de la mesure dans les sciences sociales.
La richesse et l’audace de l’invention esthétique des Mélanésiens, leur talent pour intégrer dans la vie sociale les produits les plus obscursde l’activité inconsciente de l’esprit, constituent un des plus hauts sommets que les hommes aient atteints dans ces directions. La contribu- tion de l’Afrique est plus complexe, mais aussi plus obs- cure, car c’est seulement à une date récente qu’on a com- mencé à soupçonner l’importance de son rôle comme melting pot culturel de l’Ancien Monde : lieu où toutes les influences sont venues se fondre pour repartir ouse tenir en réserve, mais toujours transformées dans des sens nouveaux. La civilisation égyptienne, dont on connaît l’importance pourl’humanité, n’est intelligible que comme un ouvrage commun de l’Asie et de l’Afrique ; et les grands systèmes politiques de l’Afrique ancienne, sesconstruc- tions juridiques, ses doctrines philosophiques longtemps cachées aux Occidentaux, ses arts plastiques et sa mu- sique, quiexplorent méthodiquement toutes les possibili- tés offertes par chaque moyen d’expression, sont autant d’indices d’un passé extraordinairement fertile. Celui-ci est, d’ailleurs, directement attesté par la perfection des anciennes techniques du bronze et de l’ivoire, qui dé- passent de loin tout ce que l’Occident pratiquait dans ces domaines à la même époque. Nous avons déjà évoqué la contribution américaine, et il est inutile d’y revenir ici.
D’ailleurs, ce ne sont pas tellement ces apports mor- celés qui doivent retenir l’attention, car ilsrisqueraient de nous donner l’idée, doublement fausse, d’une civilisation mondiale composée comme un habitd’Arlequin. On a trop fait état de toutes les priorités : phénicienne pour l’écri- ture ; chinoise pour le papier, lapoudre à canon, la bous- sole ; indienne pour le verre et l’acier… Ces éléments sont moins importants que la façon dont chaque culture les groupe, les retient ou les exclut. Et ce qui fait l’originalité de chacune d’elles réside plutôtdans sa façon particulière de résoudre des problèmes, de mettre en perspective des valeurs, qui sontapproximativement les mêmes pour tous les hommes : car tous les hommes sans exception pos- sèdent unlangage, des techniques, un art, des connais- sances de type scientifique, des croyances religieuses, uneorganisation sociale, économique et politique. Or ce dosage n’est jamais exactement le même pour chaque culture, et de plus en plus l’ethnologie moderne s’attache à déceler les origines secrètes de ces options plutôtqu’à dresser un inventaire de traits séparés
Place de la civilisation occidentale
Peut-être formulera-t-on des objections contre une telle argumentation à cause de son caractère théorique. Il est possible, dira-t-on, sur le plan d’une logique abstraite, que chaque culture soit incapable de porter un jugement vrai sur une autre, puisqu’une culture ne peut s’évaderd’elle- même et que son appréciation reste, par conséquent, prisonnière d’un relativisme sans appel. Mais regardez autour de vous ;soyez attentifs à ce qui se passe dans le monde depuis un siècle, et toutes vos spéculations s’effondreront. Loin de rester enfermées enelles-mêmes, toutes les civilisations reconnaissent, l’une après l’autre, la supériorité de l’une d’entre elles, qui est la civilisation occidentale.Ne voyons-nous pas le monde entier lui em- prunter progressivement ses techniques, son genre de vie, ses distractions et jusqu’à sesvêtements ? Comme Diogène prouvait le mouvement en marchant, c’est la marche même des cultures humaines qui, depuis les vastes masses de l’Asie jusqu’aux tribus perdues dans la jungle brésilienne ou africaine, prouve, par une adhé- sion unanime sans précédentdans l’histoire, qu’une des formes de la civilisation humaine est supérieure à toutes les autres : ce que les pays « insuffisamment dévelop- pés » reprochent aux autres dans les assemblées inter- nationales n’est pas de les occidentaliser, mais de ne pas leur donner assez vite les moyens de s’occidentaliser.
Nous touchons là au point le plus sensible de notre débat ; il ne servirait à rien de vouloir défendre l’origina- lité des cultures humainescontre elles-mêmes. De plus, il est extrêmement difficile à l’ethnologue d’apporter une juste estimation d’un phénomène commel’universalisa- tion de la civilisation occidentale, et cela pour plusieurs raisons. D’abord, l’existence d’une civilisation mondiale est un fait probablement unique dans l’histoire ou dont les précédents seraient à chercher dans une préhistoire lointaine, sur laquelle nous ne savons àpeu près rien. En- suite, une grande incertitude règne sur la consistance du phénomène en question. Il est de fait que, depuis un siècle et demi, la civilisation occidentale tend, soit en totalité, soit par certains de ses éléments clefs comme l’indus- trialisation, à se répandre dans le monde ; et que, dans la mesure où les autres cultures cherchent à préserver quelque chose de leur héritage traditionnel, cette tentative seréduit généralement aux superstructures, c’est-à-dire aux aspects les plus fragiles et dont on peut supposer qu’ils seront balayés par les transformations profondes qui s’accomplissent. Mais le phénomène est en cours, nous n’en connaissons pas encore le résultat. S’achèvera-t-il par une occidentalisation intégrale de la planète avec des variantes, russe ou américaine ? Des formes syncré- tiques apparaîtront-elles,comme on en aperçoit la pos- sibilité pour le monde islamique, l’Inde et la Chine ? Ou bien le mouvement de flux touche-t-il déjà à son terme et va-t-il se résorber, le monde occidental étant près de succomber, comme ces monstres préhistoriques, à une expansion physiqueincompatible avec les mécanismes internes qui assurent son existence ? C’est en tenant compte de toutes ces réserves que nous tâcheronsd’éva- luer le processus qui se déroule sous nos yeux et dont nous sommes, consciemment ou inconsciemment, les agents, les auxiliaires ou les victimes.
On commencera par remarquer que cette adhésion au genre de vie occidental, ou à certains de ses aspects, est loin d’être aussi spontanée que les Occidentaux ai- meraient le croire. Elle résulte moins d’une décision libre que d’une absence de choix. La civilisation occidentale a établi ses soldats, ses comptoirs, ses plantations et ses missionnaires dans le monde entier ; elle est, directement ou indirectement,intervenue dans la vie des populations de couleur ; elle a bouleversé de fond en comble leur mode traditionnel d’existence, soit en imposant le sien, soit en instaurant des conditions qui engendraient l’ef-fondrement des cadres existants sans les remplacer par autre chose. Lespeuples subjugués ou désorganisés ne pouvaient donc qu’accepter les solutions de remplace- ment qu’on leur offrait, ou, s’ils n’y étaient pasdisposés, espérer s’en rapprocher suffisamment pour être en me- sure de les combattre sur le même terrain. En l’absence de cette inégalitédans le rapport des forces, les sociétés ne se livrent pas avec une telle facilité ; leur Weltanschauung se rapproche plutôt de celle de ces pauvres tribus du Brésil oriental, où l’ethnographe Curt Nimuendaju avait su se faire adopter, et dont les indigènes, chaque fois qu’il revenaitparmi eux après un séjour dans les centres civili- sés, sanglotaient de pitié à la pensée des souffrances qu’il devait avoir subies, loin du seulendroit – leur village – où ils jugeaient que la vie valût la peine d’être vécue.
Toutefois, en formulant cette réserve, nous n’avons fait que déplacer la question. Si ce n’est pas le consen- tement qui fonde lasupériorité occidentale, n’est-ce pas alors cette plus grande énergie dont elle dispose et qui lui a précisément permis de forcer le consentement ? Nous atteignons ici le roc. Car cette inégalité de force ne relève plus de la subjectivité collective, comme les faits l’adhésion que nous évoquions tout à l’heure. C’est un phéno- mène objectif que seul l’appel à des causes objectives peut expliquer.
Il ne s’agit pas d’entreprendre ici une étude de philosophie des civilisations ; on peut discuter pendant des volumes sur la nature desvaleurs professées par la civili- sation occidentale. Nous ne relèverons que les plus mani- festes, celles qui sont les moins sujettes à lacontroverse. Elles se ramènent, semble-t-il, à deux : la civilisation occi- dentale cherche d’une part, selon l’expression de M. Leslie White, à accroître continuellement la quantité d’énergie disponible par tête d’habitant ; d’autre part à protéger et à prolonger la vie humaine, et si l’on veut être bref on considérera que le second aspect est une modalité du premier puisque la quantité d’énergie disponible s’accroît en valeurabsolue, avec la durée et l’intérêt de l’existence individuelle. Pour écarter toute discussion, on admettra aussi d’emblée que ces caractèrespeuvent s’accompa- gner de phénomènes compensateurs servant, en quelque sorte, de frein : ainsi, les grands massacres que consti- tuent les guerres mondiales, et l’inégalité qui préside à la répartition de l’énergie disponible entre les individus et entre les classes.
Cela posé, on constate aussitôt que si la civilisation occidentale s’est, en effet, adonnée à ces tâches avec un exclusivisme où réside peut-être sa faiblesse, elle n’est certainement pas la seule. Toutes les sociétés humaines, depuis les temps les plus reculés, ont agi dans lemême sens ; et ce sont des sociétés très lointaines et très ar- chaïques, que nous égalerions volontiers aux peuples
« sauvages » d’aujourd’hui, qui ont accompli, dans ce do- maine, les progrès les plus décisifs. À l’heure actuelle, ceux-ci constituent toujoursla majeure partie de ce que nous nommons civilisation. Nous dépendons encore des immenses découvertes qui ont marqué ce qu’on appelle, sans exagération aucune, la révolution néolithique : l’agri- culture, l’élevage, la poterie, le tissage… À tous ces « arts de la civilisation », nousn’avons, depuis huit mille ou dix mille ans, apporté que des perfectionnements.
Il est vrai que certains esprits ont une fâcheuse ten- dance à réserver le privilège de l’effort, de l’intelligence et de l’imagination aux découvertes récentes, tandis que celles qui ont été accomplies par l’humanité dans sa période « barbare » seraient le fait du hasard, etqu’elle n’y aurait, somme toute, que peu de mérite. Cette aberration nous paraît si grave et si répandue, et elle est si profondé- ment de natureà empêcher de prendre une vue exacte du rapport entre les cultures que nous croyons indispensable de la dissiper complètement.
Hasard et civilisation
On lit dans des traités d’ethnologie – et non des moindres – que l’homme doit la connaissance du feu au hasard de la foudre ou d’un incendiede brousse ; que la trouvaille d’un gibier accidentellement rôti dans ces conditions lui a révélé la cuisson des aliments ; que l’invention de lapo- terie résulte de l’oubli d’une boulette d’argile au voisinage d’un foyer. On dirait que l’homme aurait d’abord vécu dans une sorte d’âge d’ortechnologique, où les inventions se cueillaient avec la même facilité que les fruits et les fleurs. À l’homme moderne seraient réservées les fatigues du labeur et les illuminations du génie.
Cette vue naïve résulte d’une totale ignorance de la complexité et de la diversité des opérations impliquées dans les techniques les plusélémentaires. Pour fabriquer un outil de pierre taillée efficace, il ne suffit pas de frap- per sur un caillou jusqu’à ce qu’il éclate : on s’en est bien aperçu le jour où l’on a essayé de reproduire les principaux types d’outils préhistoriques. Alors – et aussi en observant la mêmetechnique chez les indigènes qui la possèdent encore – on a découvert la complication des procédés indispensables et qui vont, quelquefois, jus- qu’à la fabrication préliminaire de véritables « appareils à tailler » : marteaux à contrepoids pour contrôler l’impact et sa direction ;dispositifs amortisseurs pour éviter que la vibration ne rompe l’éclat. Il faut aussi un vaste ensemble de notions sur l’origine locale, lesprocédés d’extraction, la résistance et la structure des matériaux utilisés, un entraînement musculaire approprié, la connaissance des
« tours de main », etc. ; en un mot, une véritable « litur- gie » correspondant, mutatis mutandis, aux divers cha- pitres de la métallurgie.
De même, des incendies naturels peuvent parfois griller ou rôtir ; mais il est très difficilement concevable (hors le cas des phénomènesvolcaniques dont la distri- bution géographique est restreinte) qu’ils fassent bouillir ou cuire à la vapeur. Or ces méthodes de cuisson ne sont pas moins universelles que les autres. Donc on n’a pas de raison d’exclure l’acte inventif, qui a certainement été requis pour les dernièresméthodes, quand on veut expli- quer les premières.
La poterie offre un excellent exemple parce qu’une croyance très répandue veut qu’il n’y ait rien de plus simple que de creuser une motte d’argileet la durcir au feu. Qu’on essaye. Il faut d’abord découvrir des argiles propres à la cuisson ; or, si un grand nombre de conditions natu- rellessont nécessaires à cet effet, aucune n’est suffisante, car aucune argile non mêlée à un corps inerte, choisi en fonction de ses caractéristiquesparticulières, ne donne- rait après cuisson un récipient utilisable. Il faut élaborer les techniques du modelage qui permettent de réaliser ce tour de force de maintenir en équilibre pendant un temps appréciable, et de modifier en même temps, uncorps plastique qui ne « tient » pas; il faut enfin découvrir le combustible particulier, la forme du foyer, le type de chaleur et la durée de la cuisson, qui permettront de le rendresolide et imperméable, à travers tous les écueils des craquements, effritements et déformations. On pour- rait multiplier les exemples.
Toutes ces opérations sont beaucoup trop nombreuses et trop complexes pour que le hasard puisse en rendre compte. Chacune d’elles, prise isolément, ne signifie rien, et c’est leur combinaison imaginée, voulue, cherchée et expérimentée qui seule permet la réussite. Lehasard existe sans doute, mais ne donne par lui-même aucun résultat. Pendant deux mille cinq cents ans environ, le monde occidental a connu l’existence de l’électricité – découverte sans doute par hasard – mais ce hasard devait rester stérile jusqu’aux efforts intentionnels etdirigés par des hypothèses des Ampère et des Faraday. Le hasard n’a pas joué un plus grand rôle dans l’invention de l’arc, du boomerang ou de la sarbacane, dans la naissance de l’agriculture et de l’élevage, que dans la découverte de la pénicilline – dont on sait, au reste, qu’il n’a pas été absent. On doit donc distinguer avec soin la transmission d’une technique d’une génération à une autre, qui se fait toujours avecune aisance relative grâce à l’observation et à l’entraînement quotidien, et la création ou l’amélioration des techniques au sein de chaque génération. Celles-ci supposent toujours la même puissance imaginative et les mêmes efforts acharnés de la part de certains individus, quelle que soit la technique particulière qu’on ait en vue. Les sociétés que nous appelons primitives ne sont pas moins riches en Pasteur et en Palissy que les autres.
Nous retrouverons tout à l’heure le hasard et la proba- bilité, mais à une autre place et avec un autre rôle. Nous ne les utiliserons pas pourexpliquer paresseusement la naissance d’inventions toutes faites, mais pour interpréter un phénomène qui se situe à un autre niveau deréalité : à savoir que, malgré une dose d’imagination, d’invention, d’effort créateur dont nous avons tout lieu de supposer qu’elle reste à peuprès constante à travers l’histoire de l’humanité, cette combinaison ne détermine des muta- tions culturelles importantes qu’à certainespériodes et en certains lieux. Car, pour aboutir à ce résultat, les facteurs purement psychologiques ne suffisent pas : ils doivent d’abord setrouver présents, avec une orientation similaire, chez un nombre suffisant d’individus pour que le créa- teur soit aussitôt assuré d’un public ; et cette condition dépend elle-même de la réunion d’un nombre considé- rable d’autres facteurs, de nature historique, économique etsociologique. On en arriverait donc, pour expliquer les différences dans le cours des civilisations, à invoquer des ensembles de causes sicomplexes et si discontinus qu’ils seraient inconnaissables, soit pour des raisons pratiques, soit même pour des raisons théoriques telles quel’appa- rition, impossible à éviter, de perturbations liées aux tech- niques d’observation. En effet, pour débrouiller un éche- veau formé de filsaussi nombreux et ténus, il ne faudrait pas faire moins que soumettre la société considérée (et aussi le monde qui l’entoure) à une étude ethnographique globale et de tous les instants. Même sans évoquer l’énor- mité de l’entreprise, on sait que les ethnographes, qui tra- vaillentpourtant à une échelle infiniment plus réduite, sont souvent limités dans leurs observations par les change- ments subtils que leur seuleprésence suffit à introduire dans le groupe humain objet de leur étude. Au niveau des sociétés modernes, on sait aussi que les poilsd’opinion publique, un des moyens les plus efficaces de sondage, modifient l’orientation de cette opinion du fait même de leur emploi, quimet en jeu dans la population un facteur de réflexion sur soi jusqu’alors absent.
Cette situation justifie l’introduction dans les sciences sociales de la notion de probabilité, présente depuis long- temps déjà dans certainesbranches de la physique, dans la thermodynamique par exemple. Nous y reviendrons ; pour le moment, il suffira de se rappeler que lacomplexi- té des découvertes modernes ne résulte pas d’une plus grande fréquence ou d’une meilleure disponibilité du gé- nie chez noscontemporains. Bien au contraire, puisque nous avons reconnu qu’à travers les siècles chaque géné- ration, pour progresser, n’aurait besoinque d’ajouter une épargne constante au capital légué par les générations antérieures. Les neuf dixièmes de notre richesse leur sont dus ; et même davantage, si, comme on s’est amusé à le faire, on évalue la date d’apparition des principales dé- couvertes par rapport à celle,approximative, du début de la civilisation. On constate alors que l’agriculture naît au cours d’une phase récente correspondant à 2 % decette durée ; la métallurgie à 0,7 %, l’alphabet à 0,35 %, la phy- sique galiléenne à 0,035 % et le darwinisme à 0,009 %1
(1) La révolution scientifique et industrielle de l’Occident s’inscrit tout entière dans une période égale à un demi- millième environ de la vieécoulée de l’humanité. On peut donc se montrer prudent avant d’affirmer qu’elle est des- tinée à en changer totalement la signification.
Il n’en est pas moins vrai – et c’est l’expression défi- nitive que nous croyons pouvoir donner à notre problème – que, sous le rapport desinventions techniques (et de la réflexion scientifique qui les rend possibles), la civilisation occidentale s’est montrée plus cumulative que lesautres ; qu’après avoir disposé du même capital néolithique initial, elle a su apporter des améliorations (écriture alphabé- tique, arithmétiqueet géométrie), dont elle a d’ailleurs ra- pidement oublié certaines ; mais qu’après une stagnation qui, en gros, s’étale sur deux mille ou deuxmille cinq cents ans (du 1er millénaire avant l’ère chrétienne jusqu’au XVIIIe siècle environ), elle s’est soudainement révélée comme le foyerd’une révolution industrielle dont, par son ampleur, son universalité et l’importance de ses conséquences, la révolution néolithique seule avait offert jadis un équi- valent.
Deux fois dans son histoire, par conséquent, et à en- viron dix mille ans d’intervalle, l’humanité a su accumu- ler une multiplicitéd’inventions orientées dans le même sens ; et ce nombre, d’une part, cette continuité, de l’autre, se sont concentrés dans un laps de temps suffisam- ment court pour que de hautes synthèses techniques s’opèrent ; synthèses qui ont entraîné des changements significatifs dans les rapports que l’homme entretient avec la nature et qui ont, à leur tour, rendu possibles d’autres changements. L’image d’une réaction enchaîne, déclenchée par des corps catalyseurs, permet d’illustrer ce processus qui s’est, jusqu’à présent, répété deux fois, et deux foisseulement, dans l’histoire de l’humanité. Com- ment cela s’est-il produit ?
D’abord il ne faut pas oublier que d’autres révolutions, présentant les mêmes caractères cumulatifs, ont pu se dérouler ailleurs et à d’autres moments, mais dans des domaines différents de l’activité humaine. Nous avons expliqué plus haut pourquoi notre propre révolution in- dustrielle avec la révolution néolithique (qui l’a précédée dans le temps, mais relève des mêmes préoccupations) sont les seulesqui peuvent nous apparaître telles, parce que notre système de références permet de les mesurer. Tous les autres changements, qui se sontcertainement produits, ne se révèlent que sous forme de fragments, ou profondément déformés. Ils ne peuvent pas prendre un sens pourl’homme occidental moderne (en tout cas, pas tout leur sens) ; ils peuvent même être pour lui comme s’ils n’existaient pas.
En second lieu, l’exemple de la révolution néolithique (la seule que l’homme occidental moderne parvienne à se représenter assezclairement) doit lui inspirer quelque modestie quant à la prééminence qu’il pourrait être tenté de revendiquer au profit d’une race, d’une régionou d’un pays. La révolution industrielle est née en Europe occi- dentale ; puis elle est apparue aux États-Unis, ensuite au Japon ; depuis 1917elle s’accélère en Union soviétique, demain sans doute elle surgira ailleurs ; d’un demi-siècle à l’autre, elle brille d’un feu plus ou moins vif danstel ou tel de ses centres. Que deviennent, à l’échelle des millénaires, les questions de priorité, dont nous tirons tant de vanité ? À mille ou deuxmille ans près, la révolution néoli- thique s’est déclenchée simultanément dans le bassin égéen, l’Égypte, le Proche-Orient, la vallée de l’Indus et la Chine ; et depuis l’emploi du carbone radio-actif pour la détermination des périodes archéologiques, nous soup- çonnons que lenéolithique américain, plus ancien qu’on ne le croyait jadis, n’a pas dû débuter beaucoup plus tard que dans l’Ancien Monde. Il est probableque trois ou quatre petites vallées pourraient, dans ce concours, ré- clamer une priorité de quelques siècles. Qu’en savons- nousaujourd’hui ? Par contre, nous sommes certains que la question de priorité n’a pas d’importance, précisément parce que la simultanéitéd’apparition des mêmes boule- versements technologiques (suivis de près par des bou- leversements sociaux), sur des territoires aussi vasteset dans des régions aussi écartées, montre bien qu’elle n’a pas dépendu du génie d’une race ou d’une culture, mais de conditions sigénérales qu’elles se situent en dehors de la conscience des hommes. Soyons donc assurés que, si la révolution industrielle n’était pasapparue d’abord en Europe occidentale et septentrionale, elle se serait mani- festée un jour sur un autre point du globe. Et si, comme il estvraisemblable, elle doit s’étendre à l’ensemble de la terre habitée, chaque culture y introduira tant de contri- butions particulières quel’historien des futurs millénaires considérera légitimement comme futile la question de sa- voir qui peut, d’un ou de deux siècles, réclamer lapriorité pour l’ensemble.
Cela posé, il nous faut introduire une nouvelle limita- tion, sinon à la validité, tout au moins à la rigueur de la distinction entre histoire stationnaire et histoire cumula- tive. Non seulement cette distinction est relative à nos intérêts, comme nous l’avons déjà montré, mais elle ne réussit jamais à être nette. Dans le cas des inventions techniques, il est bien certain qu’aucune période, aucune culture, n’estabsolument stationnaire. Tous les peuples possèdent et transforment, améliorent ou oublient des techniques suffisamment complexes pourleur permettre de dominer leur milieu. Sans quoi ils auraient disparu depuis longtemps. La différence n’est donc jamais entre histoirecumulative et histoire non cumulative ; toute his- toire est cumulative, avec des différences de degrés. On sait, par exemple, que les anciensChinois, les Eskimos avaient poussé très loin les arts mécaniques ; et il s’en est fallu de fort peu qu’ils n’arrivent au point où la « réaction enchaîne » se déclenche, déterminant le passage d’un type de civilisation à un autre. On connaît l’exemple de la poudre à canon : les Chinois avaient résolu, techni- quement parlant, tous les problèmes qu’elle posait, sauf celui de son utilisation en vue de résultats massifs. Les anciens Mexicains n’ignoraient pas la roue, comme on le dit souvent ; ils la connaissaient fort bien, pour fabriquer des animaux àroulettes destinés aux enfants ; il leur eût suffi d’une démarche supplémentaire pour posséder le chariot.
Dans ces conditions, le problème de la rareté relative (pour chaque système de référence) de cultures « plus cumulatives » par rapportaux cultures « moins cumula- tives » se réduit à un problème connu qui relève du calcul des probabilités. C’est le même problème quiconsiste à déterminer la probabilité relative d’une combinaison com- plexe par rapport à d’autres combinaisons du même type, mais decomplexité moindre. À la roulette, par exemple, une suite de deux numéros consécutifs (7 et 8, 12 et 13, 30 et 31, par exemple) est assezfréquente ; une de trois numéros est déjà rare, une de quatre l’est beaucoup plus. Et c’est une fois seulement sur un nombre extrême- mentélevé de lancers que se réalisera peut-être une série de six, sept ou huit numéros conforme à l’ordre naturel des nombres. Si notre attentionest exclusivement fixée sur des séries longues (par exemple, si nous parions sur les séries de cinq numéros consécutifs), les séries plus courtes deviendront pour nous équivalentes à des séries non ordonnées. C’est oublier qu’elles ne se distinguent des nôtres que par la valeur d’une fraction, et qu’envi- sagées sous un autre angle elles présentent peut-être d’aussi grandes régularités. Poussons encore plus loin notre comparaison. Un joueur, qui transférerait tous ses gains sur des séries de plus en plus longues, pourrait se décourager, après desmilliers ou des millions de coups, de ne voir jamais apparaître la série de neuf numéros consécutifs, et penser qu’il eût mieux fait de s’arrêterplus tôt. Pourtant, il n’est pas dit qu’un autre joueur, suivant la même formule de pari, mais sur des séries d’un autre type (par exemple, uncertain rythme d’alternance entre rouge et noir, ou entre pair et impair) ne saluerait pas des combinaisons significatives là où le premier joueur n’aper- cevrait que le désordre. L’humanité n’évolue pas dans un sens unique. Et si, sur un certain plan, elle semble station- naire ou mêmerégressive, cela ne signifie pas que, d’un autre point de vue, elle n’est pas le siège d’importantes transformations.
Le grand philosophe anglais du XVIIIe siècle Hume s’est un jour attaché à dissiper le faux problème que se posent beaucoup de gens quandils se demandent pour- quoi toutes les femmes ne sont pas jolies, mais seule- ment une petite minorité. Il n’a eu nulle peine à montrer que la question n’a aucun sens. Si toutes les femmes étaient au moins aussi jolies que la plus belle, nous lestrouverions banales et réserverionsnotre qualificatif à la petite minorité qui surpasserait le modèle commun. De même, quand nous sommes intéressés à un certain type deprogrès, nous en réservons le mérite aux cultures qui le réalisent au plus haut point, et nous restons indifférents devant les autres. Ainsi le progrès n’est jamais que le maximum de progrès dans un sens prédéterminé par le goût de chacun.
La collaboration des cultures
Il nous faut enfin envisager notre problème sous un der- nier aspect. Un joueur comme celui dont il a été question aux paragraphesprécédents qui ne parierait jamais que sur les séries les plus longues (de quelque façon qu’il conçoive ces séries) aurait toute chance de seruiner. Il n’en serait pas de même d’une coalition de parieurs jouant les mêmes séries en valeur absolue, mais sur plusieurs roulettes et ens’accordant le privilège de mettre en com- mun les résultats favorables aux combinaisons de cha- cun. Car si, ayant tiré tout seul le 21 et le22, j’ai besoin du 23 pour continuer ma série, il y a évidemment plus de chances pour qu’il sorte entre dix tables que sur une seule. Or cettesituation ressemble beaucoup à celle des cultures qui sont parvenues à réaliser les formes d’histoire les plus cumulatives. Cesformes extrêmes n’ont jamais été le fait de cultures isolées, mais bien de cultures combinant, volontairement ou involontairement, leurs jeuxrespectifs, et réalisant par des moyens variés (migrations, emprunts, échanges commerciaux, guerres) ces coalitions dont nous venonsd’imaginer le modèle. Et c’est ici que nous touchons du doigt l’absurdité qu’il y a à déclarer une culture supérieure à une autre. Car, dans lamesure où elle serait seule, une culture ne pourrait jamais être « supérieure » ; comme le joueur isolé, elle ne réussirait jamais que des petites séries de quelques éléments, et la probabilité pour qu’une série longue
« sorte » dans son histoire (sans être théoriquement exclue) serait si faible qu’il faudrait disposer d’un temps infiniment plus long que celui dans lequel s’inscrit le développement total de l’humanité pour espérer la voir se réaliser. Mais – nous l’avons dit plus haut – aucune culturen’est seule ; elle est toujours donnée en coalition avec d’autres cultures, et c’est cela qui lui permet d’édifier des séries cumulatives. Laprobabilité pour que, parmi ces séries, en apparaisse une longue dépend naturellement de l’étendue, de la durée et de la variabilité du régimede coalition.
De ces remarques découlent deux conséquences.
Au cours de cette étude, nous nous somme demandé à plusieurs reprises comment il se faisait que l’humanité soit restée stationnairependant les neuf dixièmes de son histoire, et même davantage : les premières civilisations sont vieilles de deux cent mille à cinq cent milleannées, les conditions de vie se transforment seulement au cours des derniers dix mille ans. Si notre analyse est exacte, ce n’est pas parceque l’homme paléolithique était moins intelligent, moins doué que son successeur néolithique, c’est tout simplement parce que, dansl’histoire humaine, une combinaison de degré n a mis un temps de durée t à sortir ; elle aurait pu se produire beaucoup plus tôt, ou beaucoup plus tard. Le fait n’a pas plus de significa- tion que n’en a ce nombre de coups qu’un joueur doit au millionième, ou jamais.Mais pendant tout ce temps l’humanité, comme le joueur, n’arrête pas de spéculer. Sans toujours le vouloir, et sans jamais exac- tement s’en rendre compte, elle « monte des affaires » culturelles, se lance dans des « opérations civilisation », dont chacune est couronnée d’uninégal succès. Tantôt elle frôle la réussite, tantôt elle compromet les acquisi- tions antérieures. Les grandes simplifications qu’autorise notre ignorance de la plupart des aspects des sociétés préhistoriques permettent d’illustrer cette marche incer- taine et ramifiée, car rien n’estplus frappant que ces re- pentirs qui conduisent de l’apogée levalloisien à la médio- crité moustérienne, des splendeurs aurignacienne et solu- tréenne à la rudesse du magdalénien, puis aux contrastes extrêmes offerts par les divers aspects du mésolithique. Ce qui est vrai dans letemps ne l’est pas moins dans l’espace, mais doit s’exprimer d’une autre façon. La chance qu’a une culture de totaliser cet ensemblecom- plexe d’inventions de tous ordres que nous appelons une civilisation est fonction du nombre et de la diversité des cultures aveclesquelles elle participe à l’élaboration – le plus souvent involontaire – d’une commune stratégie. Nombre et diversité, disons-nous. Lacomparaison entre l’Ancien Monde et le Nouveau à la veille de la découverte illustre bien cette double nécessité.
L’Europe du début de la Renaissance était le lieu de rencontre et de fusion des influences les plus diverses : les traditions grecque, romaine, germanique et anglo- saxonne ; les influences arabe et chinoise. L’Amérique précolombienne ne jouissait pas, quantitativement par- lant, de moins de contacts culturels puisque les cultures américaines entretenaient des rapports, et que les deux Amériques forment ensemble un vaste hémisphère. Mais, tandis que les cultures qui se fécondent mutuellement sur le sol européen sont le produit d’une différenciation vieille de plusieurs dizaines de millénaires, celles de l’Amé- rique, dont le peuplement est plus récent, ont eu moins de temps pourdiverger ; elles offrent un tableau relativement plus homogène. Aussi, bien qu’on ne puisse pas dire que le niveau culturel du Mexique ou duPérou fût, au moment de la découverte, inférieur à celui de l’Europe (nous avons même vu qu’à certains égards il lui était supérieur), les divers aspects de la culture y étaient peut-être moins bien articulés. À côté d’étonnantes réussites, les civilisations précolombiennes sontpleines de lacunes, elles ont, si l’on peut dire, des « trous ». Elles offrent aussi le spectacle, moins contradictoire qu’il ne semble, de la coexistence de formes précoces et de formes abortives. Leur organi- sation peu souple et faiblement diversifiée explique vrai- semblablement leur effondrement devant une poignée de conquérants. Et la cause profonde peut en être cherchée dans le fait que la «coalition » culturelle américaine était établie entre des partenaires moins différents entre eux que ne l’étaient ceux de l’Ancien Monde.
Il n’y a donc pas de société cumulative en soi et par soi. L’histoire cumulative n’est pas la propriété de certaines races ou de certaines culturesqui se distingueraient ainsi des autres. Elle résulte de leur conduite plutôt que de leur nature. Elle exprime une certaine modalité d’existence des cultures qui n’est autre que leur manière d’être ensemble. En ce sens, on peut dire que l’histoire cumulative est la 0àattendre pour voir unecombinaison donnée se produire : cette combinaison pourra se produire au premier coup, au millième, forme d’histoire caractéristique de cessuperorganismes sociaux que constituent les groupes de sociétés, tandis que l’histoire stationnaire – si elle existait vraiment – serait lamarque de ce genre de vie inférieur qui est celui des sociétés solitaires.
L’exclusive fatalité, l’unique tare qui puissent affliger un groupe humain et l’empêcher de réaliser pleinement sa nature, c’est d’être seul.
On voit ainsi ce qu’il y a souvent de maladroit et de peu satisfaisant pour l’esprit, dans les tentatives dont on se contente généralement pour justifier la contribution des races et des cultures humaines à la civilisation. On énumère des traits, on épluche des questions d’origine, on décerne des priorités. Pour bien intentionnés qu’ils soient, ces efforts sont futiles, parce qu’ils manquent triplement leur but. D’abord, le mérited’une invention accordé à telle ou telle culture n’est jamais sûr. Pendant un siècle, on a cru fermement que le maïs avait été créé à partir du croisement d’espèces sauvages par les Indiens d’Amé- rique, et l’on continue à l’admettre provisoirement, mais non sans un doute croissant, car il se pourrait qu’après tout, le maïs fût venu en Amérique (on ne sait trop quand ni comment) à partir de l’Asie du Sud-Est.
En second lieu, les contributions culturelles peuvent toujours se répartir en deux groupes. D’un côté, nous avons des traits, des acquisitions isolées dont l’importance est facile à évaluer, et qui offrent aussi un carac- tère limité. Que le tabac soit venu d’Amérique est unfait, mais après tout, et malgré toute la bonne volonté dé- ployée à cette fin par les institutions internationales, nous ne pouvons nous sentir fondre de gratitude envers les Indiens américains chaque fois que nous fumons une cigarette. Le tabac est une adjonction exquise à l’art de vivre, comme d’autres sont utiles (ainsi le caoutchouc) ; nous leur devons des plaisirs et des commodités supplé- mentaires, mais, si elles n’étaient pas là, les racines de notre civilisation n’en seraient pas ébranlées ; et, en cas de pressant besoin, nous aurions su les retrouver oumettre autre chose à la place.
Au pôle opposé (avec, bien entendu, toute une série de formes intermédiaires), il y a les contributions offrant un caractère de système,c’est-à-dire correspondant à la façon propre dont chaque société a choisi d’exprimer et de satisfaire l’ensemble des aspirations humaines. L’origi- nalité et la nature irremplaçables de ces styles de vie ou, comme disent les Anglo-Saxons, de ces patterns ne sont pas niables, maiscomme ils représentent autant de choix exclusifs on aperçoit mal comment une civilisation pour- rait espérer profiter du style de vie d’uneautre, à moins de renoncer à être elle-même. En effet, les tentatives de compromis ne sont susceptibles d’aboutir qu’à deux ré- sultats : soitune désorganisation et un effondrement du pattern d’un des groupes ; soit une synthèse originale, mais qui, alors, consiste en l’émergence d’un troisième pattern lequel devient irréductible par rapport aux deux autres. Le problème n’est d’ailleurs pas même de savoir si une société peut ou non tirer profit du style de vie de ses voisines, mais si, et dans quelle mesure, elle peut arriver à les comprendre, et même à lesconnaître. Nous avons vu que cette question ne comporte aucune réponse catégorique.
Enfin, il n’y a pas de contribution sans bénéficiaire. Mais s’il existe des cultures concrètes, que l’on peut si- tuer dans le temps et dans l’espace, et dont on peut dire qu’elles ont « contribué » et continuent de le faire, qu’est ce que cette « civilisation mondiale » supposée bé- néficiaire de toutes ces contributions ? Ce n’est pas une civilisation distincte de toutes les autres, jouissant d’un même coefficient de réalité. Quand nous parlons de ci- vilisation mondiale, nous ne désignons pas une époque ou un groupe d’hommes : nous utilisons unenotion abs- traite, à laquelle nous prêtons une valeur, soit morale, soit logique : morale, s’il s’agit d’un but que nous proposons aux sociétésexistantes ; logique, si nous entendons grou- per sous un même vocable les éléments communs que l’analyse permet de dégager entre lesdifférentes cultures. Dans les deux cas, il ne faut pas se dissimuler que la no- tion de civilisation mondiale est fort pauvre, schématique, et queson contenu intellectuel et affectif n’offre pas une grande densité. Vouloir évaluer des contributions cultu- relles lourdes d’une histoiremillénaire, et de tout le poids des pensées, des souffrances, des désirs et du labeur des hommes qui les ont amenées à l’existence, en lesrappor- tant exclusivement à l’étalon d’une civilisation mondiale qui est encore une forme creuse, serait les appauvrir sin- gulièrement, les vider de leur substance et n’en conserver qu’un corps décharné.
Nous avons, au contraire, cherché à montrer que la véritable contribution des cultures ne consiste pas dans la liste de leurs inventionsparticulières, mais dans Yécart différentiel qu’elles offrent entre elles. Le sentiment de gratitude et d’humilité que chaque membre d’uneculture donnée peut et doit éprouver envers toutes les autres ne saurait se fonder que sur une seule conviction : c’est que les autres cultures sont différentes de la sienne, de la façon la plus variée ; et cela, même si la nature dernière de ces différences lui échappe ou si, malgré tousses efforts, il n’arrive que très imparfaitement à la pénétrer.
D’autre part, nous avons considéré la notion de civili- sation mondiale comme une sorte de concept limite, ou comme une manièreabrégée de désigner un processus complexe. Car si notre démonstration est valable, il n’y a pas, il ne peut y avoir, une civilisation mondialeau sens absolu que l’on donne souvent à ce terme, puisque la civi- lisation implique la coexistence de cultures offrant entre elles le maximumde diversité, et consiste même en cette coexistance. La civilisation mondiale ne saurait être autre chose que la coalition, à l’échelle mondiale, de cultures préservant chacune son originalité.
Le double sens du progrès
Ne nous trouvons-nous pas alors devant un étrange pa- radoxe ? En prenant les termes dans le sens que nous leur avons donné, on a vu que tout progrès culturel est fonction d’une coalition entre les cultures. Cette coalition consiste dans la mise en commun (consciente ou incons-ciente, volontaire ou involontaire, intentionnelle ou acci- dentelle, cherchée ou contrainte) des chances que chaque culture rencontre dans son développement historique ; enfin, nous avons admis que cette coalition était d’autant plus féconde qu’elle s’établissait entre des cultures plus diversifiées. Cela posé, il semble bien que nous nous trou- vions en face de conditions contradictoires. Car ce jeu en commun dont résulte toutprogrès doit entraîner commeconséquence, à échéance plus ou moins brève, une ho- mogénéisation des ressources de chaque joueur. Et sila diversité est une condition initiale, il faut reconnaître que les chances de gain deviennent d’autant plus faibles que la partie doit se prolonger.
À cette conséquence inéluctable il n’existe, semble-t- il, que deux remèdes. L’un consiste, pour chaque joueur, à provoquer dans son jeu des écarts différentiels ; la chose est possible puisque chaque société (le « joueur » de notre modèle théorique) se compose d’une coalition de groupes : confessionnels, professionnels et écono- miques, et que la mise sociale est faite des mises de tous ces constituants. Lesinégalités sociales sont l’exemple le plus frappant de cette solution. Les grandes révolutions que nous avons choisies comme illustration :néolithique et industrielle, se sont accompagnées, non seulement d’une diversification du corps social comme l’avait bien vu Spencer, maisaussi de l’instauration de statuts diffé- rentiels entre les groupes, surtout au point de vue éco- nomique. On a remarqué depuis longtempsque les dé- couvertes néolithiques avaient rapidement entraîné une différenciation sociale, avec la naissance dans l’Orient ancien desgrandes concentrations urbaines, l’apparition des États, des castes et des classes. La même obser- vation s’applique à la révolution industrielle, condition- née par l’apparition d’un prolétariat et aboutissant à des formes nouvelles, et plus poussées, d’exploitation du tra- vail humain. Jusqu’à présent, on avait tendance à trai- ter ces transformations sociales comme la conséquence des transformations techniques,à établir entre celles-ci et celles-là un rapport de cause à effet. Si notre interpré- tation est exacte, la relation de causalité (avec la succes- siontemporelle qu’elle implique) doit être abandonnée – comme la science moderne tend d’ailleurs généralement à le faire – au profit d’unecorrélation fonctionnelle entre les deux phénomènes. Remarquons au passage que la reconnaissance du fait que le progrès technique ait eu, pour corrélatif historique, le développement de l’exploi- tation de l’homme par l’homme peut nous inciter à une certaine discrétion dansles manifestations d’orgueil que nous inspire si volontiers le premier nommé de ces deux phénomènes.
Le deuxième remède est, dans une large mesure, conditionné par le premier : c’est d’introduire de gré ou de force dans la coalition denouveaux partenaires, externes cette fois, dont les « mises » soient très différentes de celles qui caractérisent l’association initiale. Cette solu- tion a également été essayée, et si le terme de capita- lisme permet, en gros, d’identifier la première, ceux d’im- périalisme ou de colonialisme aideront à illustrer la se- conde. L’expansion coloniale du XIXe siècle a largement permis à l’Europe industrielle de renouveler (et non certes à son profit exclusif) un élan qui, sans l’introduction des peuples colonialisés dans le circuit, aurait risqué de s’épui- ser beaucoup plus rapidement.
On voit que, dans les deux cas, le remède consiste à élargir la coalition, soit par diversification interne, soit par admission de nouveauxpartenaires ; en fin de compte, il s’agit toujours d’augmenter le nombre des joueurs, c’est- à-dire de revenir à la complexité et à la diversité de la situation initiale. Mais on voit aussi que ces solutions ne peuvent que ralentir provisoirement le processus. Il ne peut y avoirexploitation qu’au sein d’une coalition : entre les deux groupes, dominant et dominé, existent des contacts et se produisent des échanges. À leur tour, et malgré la relation unilatérale qui les unit en apparence, ils doivent, consciemment ou inconsciemment, mettre en commun leurs mises, et progressivement les diffé- rences qui les opposent tendent à diminuer. Les amé- liorations sociales d’une part, l’accession graduelle des peuples colonisés à l’indépendance de l’autre, nous font assister au déroulement de ce phénomène ; et bien qu’il y ait encorebeaucoup de chemin à parcourir dans ces deux directions, nous savons que les choses iront inévitable- ment dans ce sens. Peut-être, envérité, faut-il interpréter comme une troisième solution l’apparition dans le monde de régimes politiques et sociaux antagonistes ; on peut concevoir qu’une diversification, se renouvelant chaque fois sur un autre plan, permette de maintenir indéfiniment, à travers des formesvariables et qui ne cesseront jamais de surprendre les hommes, cet état de déséquilibre dont dépend la survie biologique et culturelle de l’humanité.
Quoi qu’il en soit, il est difficile de se représenter au- trement que comme contradictoire un processus que l’on peut résumer de la façon suivante : pour progresser, il faut que les hommes collaborent ; et au cours de cette collaboration, ils voient graduellement s’identifier lesap- ports dont la diversité initiale était précisément ce qui rendait leur collaboration féconde et nécessaire.
Mais même si cette contradiction est insoluble, le devoir sacré de l’humanité est d’en conserver les deux termes également présents àl’esprit, de ne jamais perdre de vue l’un au profit exclusif de l’autre ; de se garder, sans doute, d’un particularisme aveugle qui tendrait à réserverle privilège de l’humanité à une race, une culture ou une société ; mais aussi de ne jamais oublier qu’aucune frac- tion de l’humanité nedispose de formules applicables à l’ensemble, et qu’une humanité confondue dans un genre de vie unique est inconcevable, parce que ceserait une humanité ossifiée.
À cet égard, les institutions internationales ont devant elles une tâche immense, et elles portent de lourdes res- ponsabilités. Les unes etles autres sont plus complexes qu’on ne pense. Car la mission des institutions internatio- nales est double ; elle consiste pour une part dans une liquidation, et pour une autre part dans un éveil. Elles doivent d’abord assister l’humanité, et rendre aussi peu douloureuse etdangereuse que possible la résorption de ces diversités mortes, résidus sans valeur de modes de collaboration dont la présence à l’état de vestiges pu- tréfiés constitue un risque permanent d’infection pour le corps international. Elles doivent élaguer, amputer s’il est besoin, etfaciliter la naissance d’autres formes d’adapta- tion.
Mais, en même temps, elles doivent être passionné- ment attentives au fait que, pour posséder la même valeur fonctionnelle que lesprécédents, ces nouveaux modes ne peuvent les reproduire, ou être conçus sur le même mo- dèle, sans se réduire à des solutions de plus enplus insi- pides et finalement impuissantes. Il faut qu’elles sachent, au contraire, que l’humanité est riche de possibilités im- prévues dont chacune, quand elle apparaîtra, frappera toujours les hommes de stupeur ; que le progrès n’est pas fait à l’image confortable de cette «similitude améliorée » où nous nous cherchons un paresseux repos, mais qu’il est tout plein d’aventures, de ruptures et de scandales.
L’humanité est constamment aux prises avec deux pro- cessuscontradictoires dont l’un tend à instaurer l’unifica- tion, tandis quel’autre vise à maintenir ou à rétablir la di- versification. La position dechaque époque ou de chaque culture dans le système, l’orientationselon laquelle elle s’y trouve engagée sont telles qu’un seul des deuxprocessus lui paraît avoir un sens, l’autre semblant être la négation du premier. Mais dire, comme on pourrait y être enclin, que l’humanité se défait en même temps qu’elle se fait, procéderait encore d’une vision incomplète. Car, sur deux plans et à deux niveaux opposés, il s’agit bien de deux manières différentes de se faire.
La nécessité de préserver la diversité des cultures dans unmonde menacé par la monotonie et l’uniformité n’a certes pas échappé aux institutions internationales. Elles comprennent aussi qu’il ne suffira pas, pour at- teindre ce but, de choyer des traditionslocales et d’accor- der un répit aux temps révolus. C’est le fait de ladiversité qui doit être sauvé, non le contenu historique que chaque époque lui a donné et qu’aucune ne saurait perpétuer au-delà d’elle-même. Il faut donc écouter le blé qui lève, encourager lespotentialités secrètes, éveiller toutes les vocations à vivre ensembleque l’histoire tient en réserve ; il faut aussi être prêt à envisager sanssurprise, sans ré- pugnance et sans révolte ce que toutes ces nouvelles formes sociales d’expression ne pourront manquer d’of- frird’inusité. La tolérance n’est pas une position contem- plative,dispensant les indulgences à ce qui fut ou à ce qui est. C’est une attitudedynamique, qui consiste à prévoir, à comprendre et à promouvoir ce quiveut être. La diversité des cultures humaines est derrière nous, autourde nous et devant nous. La seule exigence que nous puissions fairevaloir à son endroit (créatrice pour chaque individu des devoirs correspondants) est qu’elle se réalise sous des formes dont chacunesoit une contribution à la plus grande générosité des autres.
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RACE ET CULTURE, CONFERENCE DE CLAUDE LÉVI-STRAUSS. UNESCO 1971
Il n’appartient pas à un ethnologue d’essayer de dire ce qu’est ou ce que n’est pas une race, car les spécialistes de l’anthropologie physique, qui en discutent depuis près de deux siècles, ne sont jamais parvenus à se mettre d’accord, et rien n’indique qu’ils soient plus près aujourd’hui de s’entendre sur une réponse à cette question. Ils nous ont récemment appris que l’apparition d’hominiens, d’ailleurs fort dissemblables, remonte à trois ou quatre millions d’années ou davantage, c’est-à-dire un passé si lointain qu’on n’en saura jamais assez pour décider si les différents types dont on recueille les ossements furent simplement des proies les uns pour les autres ou si des croisements ont pu aussi intervenir entre eux. Selon certains anthropologues, l’espèce humaine a dû donner très tôt naissance à des sous-espèces différenciées, entre lesquelles se sont produits, au cours de la préhistoire, des échanges et des métissages de toutes sortes : la persistance de quelques traits anciens et la convergence de traits récents se combineraient pour rendre compte de la diversité qu’on observe aujourd’hui entre les hommes. D’autres estiment, au contraire, que l’isolation génétique de groupes humains est apparue à une date beaucoup plus récente, qu’ils fixent vers la fin du Pléistocène ; dans ce cas, les différences observables ne pourraient avoir résulté d’écarts accidentels entre des traits dépourvus de valeur adaptative, capables de se maintenir indéfiniment dans des populations isolées : elles proviendraient plutôt de différences locales entre des facteurs de sélection. Le terme de race, ou tout autre terme qu’on voudra lui substituer, désignerait alors une population ou un ensemble de populations qui diffèrent d’autres par la plus ou moins grande fréquence de certains gènes.
Dans la première hypothèse, la réalité de la race se perd dans des temps si reculés qu’il est impossible d’en rien connaître. Il ne s’agit pas d’une hypothèse scientifique, c’est-à-dire vérifiable même indirectement par ses conséquences lointaines, mais d’une affirmation catégorique ayant valeur d’axiome qu’on pose dans l’absolu, parce qu’on estime impossible, sans elle, de rendre compte des différences actuelles. Telle était déjà la doctrine de Gobineau, à qui l’on attribue la paternité du racisme bien qu’il fût parfaitement conscient que les races n’étaient pas des phénomènes observables ; il les postulait seulement comme les conditions à priori de la diversité des cultures historiques qui lui semblait autrement inexplicable, tout en reconnaissant que les populations ayant donné naissance à ces cultures étaient issues de mélanges entre des groupes humains qui, eux-mêmes, avaient déjà résulté d’autres mélanges. Si donc on essaye de faire remonter les différences raciales aux origines, on s’interdit par là-même d’en rien savoir, et ce dont on débat en fait n’est pas la diversité des races, mais la diversité des cultures.
Dans la seconde hypothèse, d’autres problèmes se posent. D’abord, les dosages génétiques variables, auxquels le commun se réfère quand il parle de races, correspondent tous à des caractères bien visibles : taille, couleur de la peau, forme du crâne, type de la chevelure, etc. ; à supposer que ces variations soient concordantes entre elles — ce qui est loin d’être sûr — rien ne prouve qu’elles le sont aussi avec d’autres variations, intéressant des caractères non immédiatement perceptibles aux sens. Pourtant, les uns ne sont pas moins réels que les autres, et il est parfaitement concevable que les seconds aient une ou plusieurs distributions géographiques totalement différentes des précédents, et différentes entre elles, de sorte que, selon les caractères retenus, des « races invisibles » pourraient être décelées à l’intérieur des races traditionnelles, ou qui recouperaient les frontières déjà incertaines qu’on leur assigne. En second lieu, et puisqu’il s’agit dans tous les cas de dosages, les limites qu’on leur fixe sont arbitraires. En fait, ces dosages s’élèvent ou diminuent par des gradations insensibles, et les seuils qu’on institue ici ou là dépendent des types de phénomènes que l’enquêteur choisit de retenir pour les classer. Dans un cas, par conséquent, la notion de race devient si abstraite qu’elle sort de l’expérience, et devient une manière de présupposé logique pour permettre de suivre une certaine ligne de raisonnement. Dans l’autre cas, elle adhère de si près à l’expérience qu’elle s’y dissout, au point qu’on ne sait même plus de quoi on parle. Rien, d’étonnant si bon nombre d’anthropologues renoncent purement et simplement à utiliser cette notion.
En vérité, l’histoire de la notion de race se confond avec la recherche de traits dépourvus de valeur adaptative. Car comment pourraient-ils autrement s’être maintenus tels quels à travers les millénaires, et, parce qu’ils ne servent à rien en bien ou en mal, parce que leur présence serait donc totalement arbitraire, témoigner aujourd’hui pour un très lointain passé ? Mais l’histoire de la notion de race, c’est aussi celle des déboires ininterrompus essuyés par cette recherche. Tous les traits successivement invoqués pour définir des différences raciales se sont montrés, les uns après les autres, liés à des phénomènes d’adaptation, même si, parfois, les raisons de leur valeur sélective nous échappent. C’est le cas de la forme du crâne, dont nous savons qu’elle tend partout à s’arrondir ; c’est celle aussi de la couleur de la peau, qui, chez les peuplades établies dans des régions tempérées, s’est éclaircie par sélection pour compenser l’insuffisance du rayonnement solaire et mieux permettre à l’organisme de se défendre contre le rachitisme. On s’est alors rabattu sur les groupes sanguins, dont on commence pourtant à soupçonner qu’eux aussi pourraient n’être pas dépourvus de valeur adaptative : fonctions, peut-être, de facteurs nutritionnels, ou conséquences de la différente sensibilité de leurs porteurs à des maladies comme la variole ou la peste. Et il en est probablement de même pour les protéines du sérum sanguin.
Si cette descente au plus profond du corps se révèle décevante, aura-t-on plus de chance en tentant de remonter jusqu’aux tout premiers débuts de la vie des individus ? Des anthropologues ont voulu saisir les différences qui pouvaient se manifester, dès l’instant de la naissance, entre des bébés asiatiques, africains et nord-américains, ces derniers de souche blanche ou noire. Et il semble que de telles différences existent, qui touchent au comportement moteur et au tempérament1. Pourtant, même dans un cas en apparence si favorable pour faire la preuve de différences raciales, les enquêteurs s’avouent désarmés. Il y a deux raisons à cela. En premier lieu, si ces différences sont innées, elles paraissent trop complexes pour être liées chacune à un seul gène, et les généticiens ne disposent pas actuellement de méthodes sûres pour étudier la transmission de caractères dus à l’action combinée de plusieurs facteurs ; dans la meilleure des hypothèses, ils doivent se contenter d’établir des moyennes statistiques qui n’ajouteraient rien à celles qui semblent, par ailleurs, insuffisantes pour définir une race avec quelque précision. En second lieu et surtout, rien ne prouve que ces différences soient innées, et qu’elles ne résultent pas des conditions de vie intra-utérine qui relèvent de la culture, puisque, selon les sociétés, les femmes enceintes ne s’alimentent pas et ne se comportent pas de la même façon. A quoi s’ajoutent, pour ce qui est de l’activité motrice des très jeunes enfants, les différences, elles aussi culturelles, qui peuvent résulter de la mise au berceau pendant de longues heures, ou du port continuel de l’enfant contre le corps de sa mère dont il éprouve ainsi les mouvements, des façons diverses de le saisir, de le tenir et de l’alimenter… Que ces raisons pourraient être seules opérantes ressort du fait que les différences observées entre bébés africains et nord-américains sont incomparablement plus grandes qu’entre ces derniers selon qu’ils sont blancs ou noirs ; en effet, les bébés américains, quelle que soit leur origine raciale, sont élevés à peu près de la même façon.
Le problème des rapports entre race et culture serait donc mal posé si l’on se contentait de l’énoncer de la sorte. Nous savons ce qu’est une culture, mais nous ne savons pas ce qu’est une race, et il n’est probablement pas nécessaire de le savoir pour tenter de répondre à la question que recouvre le titre donné à cette conférence. En vérité, on gagnerait à formuler cette question d’une façon plus compliquée peut-être, et cependant plus naïve. Il y a des différences entre les cultures et certaines, qui diffèrent d’autres plus qu’elles ne semblent différer entre elles — au moins pour un œil étranger et non averti — sont l’apanage de populations qui, par leur aspect physique, diffèrent aussi d’autres populations. De leur côté, celles-ci estiment que les différences entre leurs cultures respectives sont moins grandes que celles qui prévalent entre elles et avec les cultures des premières populations. Y a-t-il un lien concevable entre ces différences physiques et ces différences culturelles ? Peut-on expliquer et justifier celles-ci sans faire appel à celles-là ? Telle est en somme la question à laquelle on me demande d’essayer de répondre. Or, cela est impossible pour les raisons que j’ai déjà dites, et dont la principale tient au fait que les généticiens se déclarent incapables de relier d’une manière plausible des conduites très complexes, comme celles qui peuvent conférer ses caractères distinctifs à une culture, à des facteurs héréditaires déterminés et localisés, et tels que l’investigation scientifique puisse les saisir dès maintenant ou dans un avenir prévisible. Il convient donc de restreindre encore la question, que je formulerai comme suit : l’ethnologie se sent-elle capable à elle seule d’expliquer la diversité des cultures ? Peut-elle y parvenir sans faire appel à des facteurs qui échappent à sa propre rationalité, sans d’ailleurs préjuger de leur nature dernière qu’il ne lui appartient pas de décréter biologique ? Tout ce que nous pourrions dire, en effet, sur le problème des rapports éventuels entre la culture et cette « autre chose » qui ne serait pas du même ordre qu’elle, serait — en démarquant une formule célèbre — que nous n’avons pas besoin d’une telle hypothèse.
Il se pourrait cependant que, même ainsi, nous nous fassions la part trop belle en simplifiant à l’excès. Prise seulement pour telle, la diversité des cultures ne poserait pas de problème en dehors du fait objectif de cette diversité. Rien n’empêche, en effet, que des cultures différentes coexistent, et que prévalent entre elles des rapports relativement paisibles dont l’expérience historique prouve qu’ils peuvent avoir des fondements différents. Tantôt, chaque culture s’affirme comme la seule véritable et digne d’être vécue ; elle ignore les autres, les nie même en tant que cultures. La plupart des peuples que nous appelons primitifs se désignent eux-mêmes d’un nom qui signifie « les vrais », « les bons », « les excellents », ou bien tout simplement « les hommes » ; et ils appliquent aux autres des qualificatifs qui leur dénie la condition humaine, comme « singes de terre » ou « œufs de pou ». Sans doute, l’hostilité, parfois même la guerre, pouvait aussi régner d’une culture à l’autre, mais il s’agissait surtout de venger des torts, de capturer des victimes destinées aux sacrifices, de voler des femmes ou des biens : coutumes que notre morale réprouve, mais qui ne vont jamais, ou ne vont qu’exceptionnellement jusqu’à la destruction d’une culture en tant que telle ou jusqu’à son asservissement, puisqu’on ne lui reconnaît pas de réalité positive. Quand le grand ethnologue allemand Curt Unkel, mieux connu sous le nom de Nimuendaju que lui avaient conféré les Indiens du Brésil auxquels il a consacré sa vie, revenait dans les villages indigènes après un long séjour dans un centre civilisé, ses hôtes fondaient en larmes à la pensée des souffrances qu’il avait dû encourir loin du seul endroit où, pensaient-ils, la vie valait la peine d’être vécue. Cette profonde indifférence aux cultures autres était, à sa manière, une garantie pour elles de pouvoir exister à leur guise et de leur côté.
Mais on connaît aussi une autre attitude, complémentaire de la précédente plutôt qu’elle ne la contredit, et selon laquelle l’étranger jouit du prestige de l’exotisme et incarne la chance, offerte par sa présence, d’élargir les liens sociaux. En visite dans une famille, on le choisit pour donner un nom au nouveau-né, et les alliances matrimoniales aussi auront d’autant plus de prix qu’elles seront conclues avec des groupes éloignés. Dans un autre ordre d’idées, on sait que, bien avant le contact avec les blancs, les indiens Flathead établis dans les montagnes Rocheuses furent si intéressés par ce qu’ils entendaient dire des blancs et de leurs croyances qu’ils n’hésitèrent pas à envoyer des expéditions successives à travers les territoires occupés par des tribus hostiles, pour nouer des rapports avec les missionnaires résidant à Saint-Louis-du-Missouri. Tant que les cultures se tiennent simplement pour diverses, elles peuvent donc soit volontairement s’ignorer, soit se considérer comme des partenaires en vue d’un dialogue désiré. Dans l’un et l’autre cas elles se menacent et s’attaquent parfois, mais sans mettre vraiment en péril leurs existences respectives. La situation devient toute différente quand, à la notion d’une diversité reconnue de part et d’autre, se substitue chez l’une d’elles le sentiment de sa supériorité fondé sur des rapports de force, et quand la reconnaissance positive ou négative de la diversité des cultures fait place à l’affirmation de leur inégalité.
Le vrai problème n’est donc pas celui que pose, sur le plan scientifique, le lien éventuel qui pourrait exister entre le patrimoine génétique de certaines populations, et leur réussite pratique dont elles tirent argument pour prétendre à la supériorité. Car, même si les anthropologues physiques et les ethnologues tombent d’accord pour reconnaître que le problème est insoluble, et signent conjointement un procès-verbal de carence avant de se saluer courtoisement et de se séparer en constatant qu’ils n’ont rien à se dire2, il n’en reste pas moins vrai que les Espagnols du XVIe siècle se sont jugés et montrés supérieurs aux Mexicains et aux Péruviens parce qu’ils possédaient des bateaux capables de transporter des soldats outre-océan, des chevaux, des cuirasses et des armes à feu ; et que, suivant le même raisonnement, l’Européen du XIXe siècle s’est proclamé supérieur au reste du monde à cause de la machine à vapeur et de quelques autres prouesses techniques dont il pouvait se targuer. Qu’il le soit effectivement sous tous ces rapports et sous celui, plus général, du savoir scientifique qui est né et s’est développé en Occident, cela semble d’autant moins contestable que, sauf de rares et précieuses exceptions, les peuples assujettis par l’Occident, ou contraints par lui à le suivre, ont reconnu cette supériorité et, leur indépendance une fois conquise ou assurée, se sont donné pour but de rattraper ce qu’ils considéraient eux-mêmes comme un retard dans la ligne d’un commun développement.
De ce que cette supériorité relative, qui s’est affirmée dans un laps de temps remarquablement court, existe, on ne saurait pourtant inférer qu’elle révèle des aptitudes fondamentales distinctes, ni surtout qu’elle soit définitive. L’histoire des civilisations montre que telle ou telle a pu, au cours des siècles, briller d’un éclat particulier. Mais ce ne fut pas nécessairement dans la ligne d’un développement unique et toujours orienté dans le même sens. Depuis quelques années, l’Occident s’ouvre à cette évidence que ses immenses conquêtes dans certains domaines ont entraîné de lourdes contreparties ; au point qu’il en vient à se demander si les valeurs auxquelles il a dû renoncer, pour s’assurer la jouissance d’autres, n’eussent pas mérité d’être mieux respectées. A l’idée, naguère prévalente, d’un progrès continu le long d’une route sur laquelle l’Occident seul aurait brûlé les étapes, tandis que les autres sociétés seraient restées en arrière, se substitue ainsi la notion de choix dans des directions différentes, et tels que chacun s’expose à perdre sur un ou plusieurs tableaux ce qu’il a voulu gagner sur d’autres. L’agriculture et la sédentarisation ont prodigieusement développé les ressources alimentaires et, par voie de conséquence, permis à la population humaine de s’accroître. Il en a résulté l’expansion des maladies infectieuses, qui tendent à disparaître quand la population est trop réduite pour entretenir les germes pathogènes. On peut donc dire que, sans le savoir sans doute, les peuples devenus agricoles ont choisi certains avantages, moyennant des inconvénients dont les peuples restés chasseurs et collecteurs sont mieux protégés : leur genre de vie empêche que les maladies infectieuses ne se concentrent de l’homme sur l’homme, et de ses animaux domestiques sur ce même homme ; mais, bien entendu, au prix d’autres inconvénients.
La croyance en l’évolution unilinéaire des formes vivantes est apparue dans la philosophie sociale bien plus tôt qu’en biologie. Mais c’est de la biologie qu’au XIXe siècle elle reçut un renfort qui lui permit de revendiquer un statut scientifique, en même temps qu’elle espérait ainsi concilier le fait de la diversité des cultures avec l’affirmation de leur inégalité. En traitant les différents états observables des sociétés humaines comme s’ils illustraient les phases successives d’un développement unique, on prétendait même, à défaut de lien causal entre l’hérédité biologique et les accomplissements culturels, établir entre les deux ordres une relation qui serait au moins analogique, et qui favoriserait les mêmes évaluations morales dont s’autorisaient les biologistes pour décrire le monde de la vie, toujours croissant dans le sens d’une plus grande différenciation et d’une plus haute complexité.
Cependant, un remarquable retournement devait se produire chez les biologistes eux-mêmes — le premier d’une suite d’autres dont il sera question au cours de cet exposé. En même temps que des sociologues invoquaient la biologie pour découvrir, derrière les hasards incertains de l’histoire, le schéma plus rigide et mieux intelligible d’une évolution, les biologistes eux-mêmes s’apercevaient que ce qu’ils avaient pris pour une évolution soumise à quelques lois simples recouvrait en fait une histoire très compliquée. A la notion d’un « trajet », que les diverses formes vivantes devraient toujours parcourir les unes à la suite des autres dans le même sens, s’est d’abord substituée en biologie celle d’un « arbre », permettant d’établir entre les espèces des rapports de cousinage sinon de filiation, car celle-ci devenait de moins en moins assurée à mesure que les formes d’évolution se révélaient parfois divergentes, mais parfois aussi convergentes ; puis l’arbre lui-même s’est transformé en « treillis », figure dont les lignes se rejoignent aussi souvent qu’elles s’écartent, de sorte que la description historique de ces cheminements embrouillés vient remplacer les diagrammes trop simplistes dans lesquels on croyait pouvoir fixer une évolution dont les modalités sont, au contraire, multiples, différentes par le rythme, le sens et les effets.
Or, c’est bien à une vue analogue que convie l’ethnologie, pour peu qu’une connaissance directe des sociétés les plus différentes de la nôtre permette d’apprécier les raisons d’exister qu’elles se sont données à elles-mêmes, au lieu de les juger et de les condamner selon des raisons qui ne sont pas les leurs. Une civilisation qui s’attache à développer ses valeurs propres paraît n’en posséder aucune, pour un observateur formé par la sienne à reconnaître des valeurs toutes différentes. Il lui semble que chez lui seuleme
LA VIE SECRÈTE DES MOTS CHEZ RAMÓN GÓMEZ DE LA SERNA

RAPPELS (extrait wikipedia)
Ramón Gómez de la Serna Puig (souvent désigné simplement par son prénom Ramón), né à Madrid le 3 juillet 1888, et mort à Buenos Aires le 13 janvier 1963, est un prolifique écrivain d’avant-garde espagnol, généralement rattaché à la Génération de 14 ou au Noucentisme (bien que lui-même affirme n’appartenir à aucun groupe ni génération), inventeur d’un genre littéraire poétique, la greguería.
Il est l’auteur d’une œuvre vaste qui va de l’essai à la biographie (il en écrit plusieurs : sur Valle-Inclán, Azorín ou Colette), l’autobiographie (Automoribundia) en passant par le roman et le théâtre. Sa vie et son œuvre sont en rupture avec les conventions. Il incarne l’esprit de l’avant-garde de son temps à laquelle il consacre un livre, Ismos (en français, Ismes). La greguería, figure poétique dont il est l’inventeur, joue un rôle central dans ses écrits. La greguería (criaillerie) est une observation humoristique qui inclut une pirouette conceptuelle ou une métaphore insolite. Elle peut être variée : gag, jeu de mots ou même philosophique.
« Ramón », comme il aimait être appelé, a écrit une centaine de livres, traduits pour la plupart dans de nombreuses langues. Il fit connaître en Espagne les avant-gardes européennes à travers les rencontres littéraires (tertulias) du Café de Pombo, lieu où se rassemblait la bohème artistique de Madrid, immortalisée par le peintre José Gutiérrez Solana.
Ses biographies étaient souvent un prétexte à des divagations et rêveries où s’accumulaient les anecdotes authentiques ou fictives. Il voulut faire de sa vie une œuvre emblématique autant d’une révolution artistique que d’une existence vouée entièrement à la littérature.
LE TEXTE PAR
L’œuvre de Ramón Gómez de la Serna est, à plusieurs égards, extrêmement singulière1. Elle est tout d’abord une plaque tournante décisive des avant-gardes en Espagne et dans le monde hispanique. Personne n’a pu imiter son œuvre, pas plus que la poursuivre, même si elle a été pour maints écrivains un modèle de créativité et d’inventivité. Elle est ensuite multiple et foisonnante, une véritable forêt vierge constituée d’une trentaine de romans et de nouvelles, d’une vingtaine de monographies et de chroniques, de plusieurs œuvres de théâtre, plusieurs essais, et d’innombrables séries de greguerías. Enfin, son destin et sa réception ont été bien atypiques car après deux décennies de gloire (en gros pendant les années 1920-1930) en Espagne, mais aussi dans la plupart des pays latins, ses livres et ses interventions artistiques tombent un peu partout dans l’oubli. Ce n’est qu’à partir des années quatre-vingt-dix que sortent en Espagne plusieurs nouvelles éditions, la publication, en 2000, d’une revue consacrée à l’auteur, intitulée Boletín Ramón, et la parution de nouvelles traductions à l’étranger, notamment en France.
2L’œuvre de Ramón (je l’appellerai désormais de cette manière en suivant une certaine habitude consacrée qui tient à sa façon de signer) est intimement liée à sa personnalité. Il peut paraître dadaïste par son goût de la provocation, ou donner l’impression d’adhérer au futurisme alors qu’il est parfois très amer par rapport à la modernité. Il s’approche au début de sa carrière littéraire d’une certaine vision romantique et moderniste. Son écriture n’est pas automatique en dépit de sa volonté constante de ne pas corriger ses manuscrits. Il parle d’une « subconscience », mais il se sent complètement indépendant de l’aventure surréaliste. Il côtoie le cercle du groupe « ultraïste », la première avant-garde littéraire en Espagne, vers 1920, malgré le fait qu’il la trouve nombriliste et infantile, bref, il est toujours Ramón si bien que le seul « isme » auquel il appartient est le « ramonisme ».
3Tout ce qui a été fait par lui porte le signe de sa singulière attitude face au monde. Il est joyeux et blagueur, naïf et pourvu d’une pointe très fine et moderne, même si la mort n’est jamais absente dans ses livres. Sa subversion est toujours folâtre et pleine d’une bonhomie parfois déconcertante. Il est généreux et vitaliste, tout en étant traversé d’un pessimisme très baroque. Il est le seul romancier espagnol de cette époque, avec Felipe Trigo, à avoir exploré l’érotisme et le monde de la femme, tout en ayant une fâcheuse tendance à cloîtrer sa compagne. Quand il était jeune, il était imbu de l’esprit libertaire ; arrivé à l’âge de la maturité, vers 1949, il exprime publiquement son adhésion au franquisme et publie dans les journaux de la Phalange. Il fait la repentance de ses longues années de concubinage et épouse à l’église, conformément aux préceptes catholiques, sa compagne de longue date. Mais à travers ses multiples contradictions, un élément constant demeure : sa méfiance totale du social et sa répugnance à l’égard de la question politique.
4La critique littéraire a souligné à plusieurs reprises le caractère biographique de tous ses textes2. Il parle de tout ce qu’il aime : les marchés aux puces, le cirque, les villes, les conversations littéraires ou tertulias, les seins, ou bien la peinture. Il a écrit plusieurs biographies : Quevedo, Azorín, Goya, et plusieurs ébauches biographiques, plus proches de la notice biographique ou du portrait humain que d’une simple narration chronologique, sur Cocteau, Apollinaire, et il a consacré un livre à sa contemporaine, l’artiste peintre Maruja Mallo. Il a écrit, à la fin de sa vie, une excellente autobiographie, Automoribundia, par moments décevante, par moments pleine de trouvailles. Tout paraît porter donc le signe de Ramón, ce signifiant tout rond, avec ce « m », ce « n » et ce « o » tonique, ce prénom si peu adéquat — dit-il – à être porté par un militaire ou par un évêque.
5Dès qu’on se penche sur les textes, ils nous laissent perplexes. Lisons le livre consacré au légendaire café de Madrid, le fameux café Pombo, tout près de ce centre névralgique de la ville, appelé Sol, où Ramón se réunissait avec toute une pléiade d’artistes et d’écrivains remarquables, ainsi qu’avec des personnages plus ou moins étranges3. On se rend compte que sous prétexte de nous faire une chronique ou une histoire de cette tertulia, il nous parle de tout et de rien. Il écrit sur le miroir du café et les miroirs en général, sur les garçons, les sorbets au riz qu’on pouvait déguster, les coins, les tables et les chaises, les sottises entendues, bref les choses les plus invraisemblables. Le lecteur ne pourra jamais savoir à aucun moment si Bergamín était toujours proche de lui au niveau esthétique, s’il y avait des artistes qui n’assistaient plus à un moment donné à la réunion du samedi soir, si les nouvelles générations avaient complètement changé la donne. Nous ne savons pas non plus la chronologie, les dates faisant défaut, ni la façon, par exemple, dont l’hommage à Picasso ou à Ortega s’est déroulé.
6La même impression prévaut à la lecture de son autobiographie. Il aime parler pendant les quatre ou cinq premières pages de son livre du signifiant « Ramón », faire référence à une chansonnette populaire associé au prénom, et nous présenter des autoportraits ou de caricatures en divaguant simultanément, plutôt que nous décrire ses premiers souvenirs d’enfance. Une biographie devient souvent chez lui un patchwork fascinant où le souffle unique d’un artiste n’empêche pas qu’il y ait des digressions de l’auteur, ou bien quelques textes, poèmes ou tableaux du personnage. Ramón n’aime visiblement ni l’histoire, ni les événements historiques, ni l’intimité à la façon bourgeoise.
7En réalité, ce que nous pouvons constater et découvrir tout au long de son œuvre est un processus de dépersonnalisation à multiples facettes. Je voudrais étayer cet argument grâce à quatre points. Premièrement, on assiste à un phénomène de travestissement de la fonction artiste. Deuxièmement, l’écriture ramo- nienne présente une fragmentation qui saute aux yeux tant au niveau des paragraphes qu’au niveau de la syntaxe. Elle vise à exprimer un monde foncièrement hétérogène d’où le moi est délogé. Troisièmement, la vision atomiste du monde, sérieuse et ludique en même temps, se répercute sur la façon dont il conçoit les genres littéraires. Le fait que la brique constituant la structure et la charpente des textes soit toujours la greguería (que Ramón définit à l’aide de la formule « métaphore + humour »), ou plutôt une subversion et une rupture du concept (de la substance et de ses attributs), produit un gommage des différences entre les genres et une oblitération des principes narratifs et biographiques. Enfin, ce processus de dépersonnalisation tend à se produire surtout au niveau du langage, ce qui l’empêche de s’orienter vers la vie. Ramón est l’inventeur extraordinaire d’un nouveau langage, mais il n’a jamais été un artiste visionnaire. L’expérience vitale et la question éthique et politique constituent, à mes yeux, deux trous béants de son monde littéraire.
Le travestissement
8J’entends par « travestissement » une mise en scène parodique et ludique de la fonction artiste. Cette mise en scène subvertit les partages du monde bourgeois entre le monde savant et le monde populaire, entre le sérieux et le comique. Elle tend à rompre à coups de marteau, mais d’une manière légère, les soubassements de la rhétorique libérale et, en dernier ressort, de toute la tradition rhétorique : l’éloquence, l’action (cette « sorte d’éloquence du corps » de l’orateur), et surtout le décorum. Nigel Dennis a récemment souligné l’importance des conférences de Ramón, soutenant avec raison que les conférences constituent pratiquement un genre littéraire à part à l’intérieur du corpus ramonien4.
9Voyons les différents épisodes au cours desquels il s’est mis en scène. Tout d’abord, l’hommage à Larra, l’écrivain romantique et rebelle espagnol, où l’on voit une tentative simultanée de vivre le théâtre et de rompre la carcasse vide des rituels propres à l’hommage. Ensuite, en 1923 il monte sur un trapèze, au Cirque Américain de Madrid et fait une conférence à l’occasion de la deuxième édition de son livre El Circo. La traduction française du livre sera préfacée par les frères Fratellini, célèbre famille de clowns pendant la première moitié du siècle dernier. Le cirque est d’après lui « toujours très grand — même s’il est tout petit, grand comme le Paradis terrestre dont il possède la naïveté, la clarté et la grâce primitive et édénique5 ». Juste avant la première, en 1929, de sa pièce de théâtre Los medios seres (Les demi-êtres), Ramón fait plusieurs conférences habillé dans un costume dont la moitié gauche est noire et la moitié droite est blanche. En 1930, il donne une conférence au « Ciné-club espagnol » de Madrid à l’occasion de la première du film The Jazz Singer avec Al Jolson. Son intervention est un hommage aux Américains d’origine africaine, à leur force vitale et musicale. S’opposant au racisme commun des Européens, il loue la « sincérité des noirs », leur capacité à « rompre l’hypocrisie sociale ». Ce sont les corsets de la société bourgeoise, au sens propre et figuré, qui sautent au contact des rythmes afro-américains, car « tout est mobilité dans le jazz ». Un court-métrage de la même année (pratiquement introuvable) intitulé L’Orateur, et qui a été projeté lors de la première du film de Buñuel Un perro andalou (Un chien andalou), nous présente Ramón, au parc de El Retiro, à Madrid, en train de mimer les attitudes d’un rhéteur. Parmi d’autres excentricités, on le voit qui porte une énorme main, une main grotesque, une sorte de prothèse qui devient, à la place du conférencier, un protagoniste imprévu. Cinq années plus tard, le 6 janvier 1936, à l’occasion du défilé organisé par la Corporation d’éditeurs de Madrid6, Ramón se déguise en roi mage, en Gaspar (mais sans la barbe blanche) avec Salvador Bartolozzi, le dessinateur, habillé en Balthasar, et Antonio Robles, costumé en Melchior.
10Ramón aime se déguiser : « Il n’y a pas d’évasion si nous ne subissons pas une déformation, si nous ne nous déguisons pas pour nous enfuir7. » La fuite à travers la métamorphose est une stratégie permettant non seulement le brouillage de pistes et la provocation (« j’avoue que j’ai été le conférencier qui a provoqué la démission du plus grand nombre de Conseils d’administration8 »), mais aussi l’expression d’une vision profonde du masque. Il faut fuir le visage, la raideur d’une identité instaurée pour toujours et c’est parce que le travestissement joue avec la mort qu’en même temps il la chasse et l’effraie. Il est significatif que Ramón n’a jamais voulu se déguiser en clown car s’il avait tenté de le faire « ça aurait été la dernière fois9 »… C’est dans son autobiographie, Automoribundia, qu’il fait cette déclaration émouvante10.
11Ramón était un dessinateur, pas aussi doué que son ami Cocteau. Il a toujours admiré les dessinateurs et les peintres qui fréquentaient la tertulia du Pombo et notamment les caricatures et les portraits qu’ils faisaient de lui. Depuis le tableau du peintre mexicain Diego Rivera jusqu’à la couverture de son autobiographie, son visage a été toujours démultiplié, à la manière d’un kaléidoscope. Le tableau de Rivera, qui est la couverture de son livre, Ismos, crée trois visages superposés d’où se détache l’œil de l’acuité, de la greguería magique. La couverture de la première édition d’Automoribundia, à Buenos Aires, nous montre de nouveau trois visages, sauf que le troisième est pratiquement effacé, comme pour ne laisser que la trace d’un fantôme.
12Ramón aimait faire en Espagne et à l’étranger des « conférences-valise ». C’étaient des conférences où il arrivait avec une valise, parfois avec une malle, d’où il sortait toutes sortes d’objets hétéroclites. L’objet montré au public jouait le rôle de prétexte et, le plus souvent, fournissait le texte de son discours. Il y avait une sorte de partition, mais l’improvisation jouait un rôle certain. Ces conférences lui ont très tôt valu d’être connu comme un homme dont l’imagination foisonnante est remplie d’objets. C’est ce que montre la couverture de la revue argentine Martín Fierro (où commençait alors à écrire Jorge Luis Borges, après son séjour en Espagne) dessinée par oliverio Girondo à l’occasion de l’hommage rendu par la revue à Gómez de la Serna au moment de sa visite en Argentine. À l’intérieur du cerveau de Ramón représenté par Girondo, nous pouvons remarquer quelques titres de ses livres (El Rastro, Pombo) et certains objets fétiches de son monde littéraire (les bibelots, la pipe, les seins, etc.)11.
Ramón et les objets
13Ramón aime profondément le monde des objets. Il éprouve une tendresse pour ces choses qui nous entourent parce que, selon lui, nous sommes des choses pour les autres et nous deviendrons des choses. Son monde est un collage d’images et de textes, comme les chambres où il a vécu, par exemple celle de Buenos Aires où l’on voit, par exemple, les photos de ses écrivains et intellectuels favoris, parmi lesquels nous pouvons identifier la tête d’Ortega y Gasset, son ami de la même génération. Dans un coin de son appartement, il y avait, assise, sa poupée bien aimée, grandeur nature, qui certainement pouvait faire concurrence à l’image d’Ortega et, on ne sait jamais, à sa propre compagne, Lucía Sofovich. Ramón admirait, comme d’ailleurs Ortega, la peinture de Maruja Mallo, une des femmes les plus rebelles et provocatrices des années 1920-1930 en Espagne. Son œuvre est caractérisée par un ludisme décapant, une satire des pouvoirs et un hermaphrodisme qui convenait partiellement à l’esprit ramonien. Le monde de Mallo peut être aussi gai et dionysiaque que destructeur et amer, proche à certains égards du monde de celui qui fut pendant un certain temps son ami, Luis Buñuel.
14Le cerveau de Girondo, la chambre de l’appartement de Ramón, le tableau de Mallo nous montrent un « monde-collage » constitué de fragments et d’objets. Tout est un amoncellement de choses, de briques, d’atomes, de microbes. Certains objets ont pu signifier une sorte de salut pour lui. Ramón parle à un moment donné d’une toupie qui fut au moment de son enfance « la bouée » qui lui permit de se sauver du naufrage de la vie. La métaphore du monde des débris, c’est le Rastro, le marché aux puces de Madrid, lieu de promenade atemporel, musée de l’obsolescence et du cursi, relativement proche du kitsch12, empreint d’une sorte d’aura, enseveli sous le monde industriel, hétérotopie, au sens de Foucault, où le monde de l’utilité et de la décoration montre son envers13 : « L’objet et ses greguerías : l’objet et son strict nimbe. L’objet spontané, cru, plastique, cynique, abondant, ironique, courageux face à la mort, et se suffisant à lui-même14. » Pourtant, d’après Ramón, les objets ne peuvent pas demeurer muets, « ils veulent nous dire quelque chose ». Il faut donc trouver un point de vue, qui doit être toujours dynamique et varié, « le point de vue de l’éponge », afin qu’il soit capable de faire ressortir tout ce qu’il veut dire15. L’écrivain devient un magicien qui sort de son chapeau non pas un lapin mais les innombrables mots que l’objet peut évoquer ou garder. La parole a le pouvoir d’agencer d’une tout autre manière cet amas d’éléments, de les sauver en les transfigurant. Le problème du monde, selon Ramón, est dans l’amoncellement des objets qui pétrifie la réalité et momifie le langage. Il faut dénoncer le ciment trompeur et libérer les objets pour qu’ils puissent devenir non seulement des choses charmantes, mais aussi des armes nous permettant de nous libérer à notre tour des carcans et des clichés.
15Ramón combat la répétition mécanique qui épouse la mort et, par conséquent, il est nécessaire de répéter et répéter encore d’une manière toujours diverse, comme le dit la préface à Ismos. Ramón y revendique la révolution de l’art, la « liberté idiote », selon son expression, un élan qui se prépare depuis un certain temps et qu’aucune institution dans l’histoire n’a réussi à endiguer. Comparée à cette révolution-là, la révolution soviétique est, nous dit-il en faisant un jeu de mots, une « zapatilla rusa », littéralement une « pantoufle russe », expression qui désigne en espagnol une « broutille ». La pureté du nouveau (« lo nuevo »), c’est « l’essence de la vie ». Le texte devient progressivement un chant lyrique au nouveau, où le signifiant compose un calligramme susceptible d’être avalé (« devorado »).Et Ramón d’ajouter, à la page suivante : « Répéter un concept, une manière, une composition d’art, c’est faire une redondance dans la redondance qui rétrécit la vie, qui supprime la diversité de spectacles qui est sa seule éternité16. »
16Le « style » ramonien, ou plutôt son procédé d’énonciation, est fait de paragraphes très courts et de propositions rarement subordonnées. Il y a un rythme syncopé, parfois saccadé, à la recherche d’une vitesse particulière de l’énonciation, proche du pamphlet, à l’écrit, ou d’un simple laïus, à l’oral. Mais, derrière tout cela, le mouvement de fond est la multiplication d’un objet ou d’un mot élevé à une puissance conceptuelle très imagée. C’est à peu près comme le jeu de la piñata en Espagne et dans le monde hispanique. Il s’agit de briser à coups de bâton un récipient rempli de friandises et d’objets hétéroclites. La logique traditionnelle nous enseigne que la substance de chaque chose est exprimée dans la définition et que celle-ci est composée de plusieurs prédicats qui sont attribués nécessairement à un sujet. La tactique de la piñata vise à rompre ce lien en exploitant au maximum les potentialités du mot. Dans le cas du langage, les mots et les phrases qui sont à l’intérieur d’un mot sont infinis. Il ne s’agit pas de simples associations d’idées, même si parfois les mots s’entrelacent comme des brins, comme dans ce passage de Pombo où la série du mot « inventor » prend la relève de la série du mot « chiflado » (« cinglé ») à partir d’une phrase entourée du carré orange. Le mot est comme regardé de tous les côtés ; les familles sémantiques les plus invraisemblables et loufoques sont convoquées. Ce n’est pas non plus une suite désordonnée de greguerías, même si le fluide verbal tend à se confondre avec cette unité minimale. La greguería, définie par Ramón dans la formule approximative « métaphore + humour », est un condensé de sa manière de faire travailler et jouer le langage, comme dans les exemples suivants : « le côté négatif de La Bruyère c’est qu’il a un nom de fromage », ou « Berenjena (« aubergine », en espagnol) : nom de reine », ou bien encore « La pelle est la première et dernière amie de l’être humain. D’abord sur les plages, dans les jeux des enfants et à la fin sur le dernier monticule au cimetière. » Cet « échantillon » (mot par lequel V. Larbaud a traduit en français le mot « greguería ») peut donner une idée des procédés à l’œuvre dans l’écriture de Ramón17.
Une vision atomiste du monde
17En réalité (et nous touchons là le troisième moment de notre démonstration), nous sommes face à une sorte d’avalanche verbale autonome qui cherche la pulvérisation du langage jusqu’à l’épuisement de ses ressources créatives les plus inouïes. La limite de chaque être, qui est sa substance formelle, vole en éclats. Contrairement à ce qu’on a pu dire, l’ékphrasis, la description exhaustif d’un tableau, d’une scène ou d’une image, n’est pas, à mon sens, la procédure décisive du ramonisme, tout simplement parce que l’ékphrasis présuppose qu’il y a une limite entourant un ensemble de choses. Rien de tel dans les livres de Gómez de la Serna. L’objet ne peut plus être unifié dans la diversité par le concept. Il éclate, si bien que le texte prend la forme d’un essai exorbitant où l’amoncellement d’objets se métamorphose dans une suite délirante, saccadée et inouïe, de mots. C’est la prééminence du Nebeneinander (« l’un avec l’autre ») sur le Nacheinander(« l’un après l’autre »), selon une distinction que Claire de Obaldia établit à partir de Hermann Broch18. C’est le « et » de la coordination à l’infini dont parle Deleuze19. De ce point de vue, tous les textes de Ramón se ressemblent et peuvent être qualifiés d’essais. Néanmoins, la digression, un des outils fondamentaux de l’essai, est battue en brèche puisqu’il n’y a plus un cheminement du texte, auquel on pourrait revenir après une digression. Il est probable qu’une différence entre l’essai et la monographie plus ou moins « narrative » serait, chez Ramón, dans la différence entre les objets à briser et les idées à briser. Les longs détours extraordinaires sur l’humour dans son excellent essai El humorismo rappellent les longs détours sur les horloges dans Le Rastro, mais le prologue du premier peut être lu comme une superbe vision des objets où l’humour fournit le prétexte qui permet de parler d’un objet20. Une bonne symbiose de ces deux procédés se trouve dans le suggestif essai sur le cursi.
18L’écriture ramonienne ne renonce jamais à une pluralité de figures qui l’accompagne. C’est le cas du dessin, fait par lui-même ou par un autre dessinateur, et de la citation que j’appellerais volontiers « matérielle », rarement textuelle, standard, entre guillemets ; et si c’est le cas, elle est confuse ou écrite en langue étrangère. On rencontrera donc un ticket ou un billet d’entrée au cirque, une affiche, ou une annonce dans la rue. Ces procédés sont souvent présents, mais ne disent rien sur la nature du texte. Par exemple, Le Rastro, qui s’approche d’une chronique atemporelle, d’une longue description, ne contient pas de dessins, alors que Ismos, plus proche d’un essai sur les avant-gardes, est rempli de dessins et de photos.
19Le discours biographique, cet enchaînement d’événements reliés à une vie, est complètement bouleversé. Cela veut dire que s’il y a un principe biographique chez Ramón c’est sous forme d’une sorte de « cale », très souvent liée à l’enfance, qui s’introduit à l’intérieur d’une divagation autour des objets matériels ou immatériels. Le texte qui a prioriaurait pu être foncièrement confessionnel, les Lettres à moi-même, se perd dans des plis et des replis où les objets chassent le moi de leur monde. Le ton donne l’impression d’être parodique et burlesque. Or il baigne dans une atmosphère noire et irréelle qui est, certes, le seul élément « biographique » de la période de solitude en Argentine21.
Ramón et sa postérité
20L’erreur de Ramón a été de tourner le dos à l’histoire au lieu de l’affronter, comme son ami Bergamín, quitte à se tromper en partie, comme cela a été le cas de ce dernier écrivain. L’auteur de Seins ne se rendait pas compte que l’expérience était dans la vie, dans le tourbillon où l’histoire se mêle à la vie des hommes. Il ne fallait pas forcément qu’il soit « engagé » politiquement. Il fallait tout simplement qu’il ait le courage de se tenir dans le souffle de ce vent si impétueux. L’expérimentation ne pouvait pas se situer uniquement au niveau du langage ; elle devait avoir lieu dans la vie, y compris la vie sociale et politique. Peut-être une manière de dépersonnalisation esthétique aurait-elle pu se concilier avec une nouvelle forme de « personnalisation » éthique et politique. C’est toujours notre problème.
21Le social, cette hydre à plusieurs têtes, entre en scène en Espagne au début des années trente. La nouvelle génération revendique un nouveau romantisme, une littérature qui s’occupe des soucis de l’être humain, de la personne en chair et en os, en tournant le dos à l’expérimentation « déshumanisée » prônée par Ortega. Au café Pombo, à partir de 1930, les jeunes commencent à se disputer d’une manière violente pour des raisons politiques. La guerre éclate en 1936. Ramón signe à la hâte une lettre de ralliement à la cause républicaine et se réfugie dans son appartement, un matelas posé contre la fenêtre. Il est terrassé par la révolution, pas artistique, mais politique, qui déferle dans les rues. Les objets auraient pu « parler », tant ils étaient hors du contexte dans la confusion des premiers jours d’un coup d’État, devenu plus tard guerre civile, mais le matelas ne parlait pas… et la fuite devient pour Ramón un impératif humain, trop humain. Avant l’automne 36, Ramón part s’installer en Argentine, et retrouve une ambiance de suspicion où les sympathisants du franquisme le considèrent comme républicain tandis que ceux qui sont favorables à la cause républicaine le voient en traître. Bergamín lui envoie une lettre émouvante où il lui dit (je paraphrase) : « Ne soyez pas sourd aux cris du peuple espagnol ! Madrid est une “pure greguería”, festive et révolutionnaire22 ! »
22Ramón préfère écouter le bandonéon… Le silence l’entoure peu à peu, ainsi que son œuvre. Le roman et la poésie sociales des années quarante et cinquante en Espagne n’a rien à voir avec ses principes esthétiques. L’existentialisme français encore moins. Et pourtant lorsque les exilés commencent à se souvenir de la glorieuse époque des années vingt et trente, notre courageux et édénique écrivain apparaît sous un nouveau jour. Luis Cernuda apprécie en lui, comme Alberti, son génie (« su ingenio ») et son influence profonde sur la poésie23. Luis Buñuel s’inspire de l’énergie des greguerías dans les images décapantes de ses premiers films surréalistes. Rosa Chacel souligne son originalité, tout en avertissant qu’on ne pouvait pas le suivre parce qu’on ne suit pas un funambule24. Du côté de l’Amérique, quelqu’un comme Borges l’appelle « l’homme des yeux radiographiques et tyranniques », et Octavio Paz avoue que s’il n’était pas hispanophone, il étudierait la langue castillane pour lire « le grand écrivain espagnol ».
23Durant l’après-guerre, le café Pombo est démoli. Il n’y a plus que débris et décombres. Tout est à reconstruire : Madrid, l’Espagne… La raison d’abord. Le hiératisme solennel et ténébreux du tableau de Gutiérrez Solana, en même temps très fin de siècle et expressionniste, ne permet pas d’entrevoir les moments d’hilarité et d’inventivité à toute épreuve qui ont eu lieu, ce torrent joyeux de mots enchevêtrés. Pombo est un étrange rêve pour les nouvelles générations, associé à un âge d’or révolu. Ramón finit son existence comme collaborateur du journal phalangiste El Alcazar et écrit des gregueríasinlassablement répétés qui ne disent pratiquement plus rien aux jeunes. Le tableau du collectif Equipo Crónica (fondé en 1964 par des peintres comme Rafael Solbes et de Manuel Valdés, proches du pop-art), intitulé « Bodegón del 36 » (« Nature morte de 36 ») condense l’état d’esprit de ces nouvelles générations. Les objets sont toujours là, posés sur la table. Mais les habitués de la réunion ne sont plus là. La lampe non plus, ni les visages du couple sur le tableau au fond. Une photo d’un milicien accroché au mur et un cadre appartenant en partie au Guernica de Picasso montrent bien les dégâts de la guerre et un vide dont les surfaces lisses, neutres et « modernes » pointent vers nous, vers notre présent. C’est là toute l’intelligence de l’interrogation contenue dans le tableau de Solbes et de Valdés, deux ans avant la mort de Franco. Une interrogation parodique et amère, mais passant encore et toujours par les objets…
Notes de bas de page
1On peut conseiller, comme introduction à son œuvre, deux livres : G. Gómez de la Serna, Ramón, Taurus, Madrid, 1963 et F. Umbral, Ramón y las vanguardias, Espasa-Calpe, Madrid, 1978 et un ouvrage collectif en français, Ramón Gómez de la Serna, études réunies par Evelyne Martin Hernandez, Université Blaise Pascal, CRLML, Clermont-Ferrand, 1999. Le numéro 80 de la Revista de Occidente, publié en janvier 1988, à l’occasion du centenaire de sa naissance, comprend plusieurs articles de grande qualité.
2Cf. Heuer J., La escritura (auto) biográfica en Ramón Gómez de la Serna, Genève, Slatkine, 2004.
3Cf. Gómez de la Serna R., Pombo : biografía del célebre café y de otros cafés famosos, Barcelona, Juventud, 1960.
4Dennis N., « La oratoria vanguardista de Ramón Gómez de la Serna », Boletín Ramón, n° 12, primavera 2006, p. 39-67. Je m’appuie sur ce remarquable article pour tout ce qui concerne les conférences et les « happenings » ramoniens.
5El circo, Barcelona, Espasa-Calpe, 1968, p. 16.
6Le catalogue de l’exposition « Los ismos de Ramón Gómez de la Serna y un apéndice circense », qui s’est tenue au Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía pendant l’été 2002 fournit maintes images et photographies de ces mises en scènes.
7Gómez de la Serna R., « Ensayos heterogéneos », Revista de Occidente, tomo XXXIX, enero- febrero-marzo 1933, p. 204.
8Dennis N., op. cit., p. 64.
9Ibid., p. 65.
10Automoribundia, in Obras Completas, vol. XX, Espacio literario de los escritos autobiográficos, Barcelona, 1998. La première édition date de 1948. Les deux préfaces de I. Zlotescu font le point sur ce texte si décisif. le titre, qui en dit long sur sa vision tragique et comique de la vie, est un néologisme construit à partir du mot « moribundo », « moribond ».
11Une édition en fac-similé de la revue a été réalisée par le Boletín Ramón, n° 3, otoño 2001, numéro consacré aux séjours de Ramón à Buenos Aires.
12« Lo cursi », Cruz y Raya, n° 16, julio de 1934. Disponible dans le recueil édité par A. Martínez Collado, Una teoría personal del arte (Antología de textos de estética y teoría del arte), Tecnos, Madrid, 1988, p. 227-247.
13Foucault M., Dits et écrits, « Des espaces autres » (conférence au Cercle d’études architecturales, 14 mars 1967), in Architecture, Mouvement, Continuité, n° 5, octobre 1984, p. 46-49 : « L’hétérotopie a le pouvoir de juxtaposer en un seul lieu réel plusieurs espaces. »
14Le Rastro, Paris, Gérard Lebovici, 1988, p. 21. Dans l’édition originale (El Rastro, Barcelona, Espasa-Calpe, 1998), la citation en espagnol se trouve à la page 87.
15« Las palabras y lo indecible », Revista de Occidente, tomo LI, enero-febrero-marzo 1936, p. 64.
16Le livre Ismos, publié en 1931 par la maison d’éditions Biblioteca Nueva, est un des essais les plus fascinants et foisonnants de Ramón où il brosse le portrait bigarré des mouvements des avant- gardes, les « ismes », souvent inventés de toutes pièces par l’auteur, comme le « picassisme », le « bouteillisme » ou le « jazzbandisme ». Il serait très souhaitable qu’on fasse une traduction en français de ce texte fondamental dont un fac-similé a été récemment publié en Espagne.
17Cf. Gómez de la Serna R., Greguerías, éd. R. Cardona, Cátedra, 1995.
18Obaldia C. de, L’esprit de l’essai. De Montaigne à Borges, Paris, Seuil, 2005, p. 319.
19Cf. Deleuze G. et Parnet C., Dialogues, Paris, Flammarion, 1996, p. 70-73, et Deleuze G. et Guattari F., Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 36 et p. 123-127. Soit dit au passage, il faudrait souligner (ou nuancer ?) le mot « guère » dans l’affirmation suivante, dans Dialogues : « Il n’y a guère que les Anglais et les Américains pour avoir libéré les conjonctions, pour avoir réfléchi sur les relations ». Récemment, Kenneth White a accusé Deleuze de faire preuve de cet « anglo-saxonisme naïf qui tente certains Français » (Dialogue avec Deleuze, Paris, Isolato, 2007, p. 39). Et c’est un Écossais qui le dit ! Le fondateur de la « géopoétique » voit aussi chez Deleuze « une monadologie enfermée sur elle-même ». Sous prétexte de faire une multiplicité de l’esprit nomade, Deleuze serait tombé dans un enfermement (sous-entendu : de nature livresque) qui se remarque même dans son appartement ! Toute surenchère sur le Dehors risquerait-elle paradoxalement de retomber dans une certaine claustrophobie, parfois étouffante ? Quoi qu’il en soit, dans le cas de Ramón Gómez de la Serna, il faudrait répondre d’une manière positive.
20Gómez de la Serna R., « Gravedad e importancia del humorismo », Revista de Occidente, tomo 28, n° 84, junio 1930.
21Lettres à moi-même, tr. fr., Marseille, André Dimanche Éditeur, 1993.
22Cette lettre absolument émouvante, datée du 1er avril 1937, où Bergamín l’invite d’une manière véhémente à rester à Madrid aux côtés des républicains espagnols, a été publiée par la revue Boletín Ramón, n° 2, primavera 2001, p. 8-12. Bergamín accuse Ramón de se trahir lui-même : « Comment ce fait-il que vous vous soyez enfui, en vous fuyant vous-même ? ». Et d’ajouter, plus bas, qu’il y a « deux prophètes » de la « révolution espagnole » : Picasso et Ramón Gómez de la Serna.
23Luis Cernuda, Estudios sobre poesía española contemporánea, Guadarrama, 1975, p. 129. L’ingenio (la « pointe ») est, d’après lui, la qualité la plus marquante de son œuvre.
24Le funambulisme de l’œuvre de Ramón avait été souligné dans un autre livre absolument fondamental, qu’il faudrait traduire en français : Guillermo de Torre, Literaturas europeas de vanguardia, Renacimiento, 2001, p. 71. G. de Torre reproche à Ramón le fait de passer d’une attitude nietzschéenne de révolte à une attitude naïve et folâtre : « permutar su máscara ceñuda […] por una amplia sonrisa jovial, y su visión conturbada del vivir, por una perspectiva de funambulismo cósmico ». C’est juste, mais cette dernière attitude n’est pas si naïve, puisqu’elle est compatible avec une vision post-baroque, très noire. Ce livre, véritable vade-mecum classique sur les avant- gardes, fut publié en 1925, date de parution d’un autre livre fondamental : La déshumanisation de l’art, d’Ortega y Gasset. Il faut souligner que les deux auteurs avaient, à cette époque-là, un lien d’amitié avec Ramón. Soit dit au passage, Guillermo de Torre avait épousé l’extraordinaire artiste argentine, réalisatrice de gravures, Norah Borges, qui était la sœur de l’écrivain Jorge-Luis Borges.
BILLY WILDER ET MOI, JONATHAN COE, WILDER, LUBITSCH, UN ROMAN EXTRAORDINAIRE
a propos
C’est grâce à Alain Finkielkraut, Frédéric Beigbeder, Michel Ciment, que j’ai la chance de lire il y a désormais 4 ans ce merveilleux roman, d’un charme inouï, le dernier de Jonathan Coe, intitulé « Billy Wilder et moi »
Je le relis dans une insomnie.

C’est donc grâce à Coe et Wilder, l’un de mes cinéastes préférés, lequel, dans un des dialogues du roman rend hommage à son maitre Ernst Lubitsch que j’ai pu, immédiatement, replonger dans le plaisir cinématographique et revoir ce film délicieux intitulé “The shop around the corner” dont le titre choisi pour la France est “rendez-vous”, qui est mon préféré et dont j’ai offert le DVD à celles et ceux que j’aimais. Qui ont oublié (non, pas de m’aimer bine que je ne le sache pas , en tous cas oublié mon cadeau. Comment peut-on oublier un cadeau ?
Extrait du bouquin de Coe. On y parle d’abord de Brooks, de l’humour et “l’école de Lubistch” :
« Oui, c’était assez marrant, reconnut-il. J’aime bien monsieur Brooks. C’est un type intelligent. Très intelligent, très drôle. Mais même là, voyez-vous… » Il se tourna vers Gill et moi, comme s’il dispensait un cours. « Vous savez, il y a cette scène où les cow-boys sont tous assis autour du feu, et ils se mettent à lâcher des vents les uns après les autres. Ce n’est pas ce que je qualifierais d’humour sophistiqué, n’est-ce pas ? Monsieur Diamond et moi n’avons jamais eu envie d’écrire une scène de ce genre. Nous sommes plutôt de l’école de Lubitsch. (Encore un nom qui ne signifiait rien pour aucune de nous deux.) On ne souligne pas les choses. On les suggère »

Ce film est un chef d’oeuvre dans la lignée de la “wonderful life” (“la vie est belle”, en français) de Capra (à ne pas confondre avec le petit Benini ) Curieusement les deux avec un James Stewart gonflé naturellement à bloc de tous les sentiments du monde, portant dans ses yeux lumineux et son front lisse, une bonté, encore simple qui nous fait oublier les trahisons, les désillusions, les infamies. Le genre de film qui nous rappelle que la seule vérité est qu’il y a du bien et du mal et des bons et des méchants, ces derniers ne devant pas aller au Paradis. Enfantin. La vie est simple aurait du titrer Capra.
Wilder “faisait dans l’être humain” et pas dans les requins de Spielberg
Encore un extrait du roman de Coe :
« Elle fronça le nez. « Les Dents de la mer, c’était bien.
— Oh oui, Les Dents de la mer, c’était incroyable », approuvai-je en opinant vigoureusement du chef. Ma mère, mon père et moi étions allés le voir le jour de sa sortie en Grèce – le lendemain de Noël 1975 – et je l’avais revu deux fois depuis.
La mention de ce film arracha pourtant un soupir à monsieur Wilder (qui était davantage résigné que fâché).
« Mon Dieu, ce film avec le requin. Quand est-ce que les gens arrêteront de parler de ce film avec le requin ? Vous savez, cette maudite bestiole a fait davantage recette aux États-Unis que n’importe quoi d’autre dans l’histoire d’Hollywood. Même Monroe, même Scarlett O’Hara n’ont pas généré autant d’argent que ce requin. Et maintenant, tous les crétins de producteurs que compte la ville veulent plus de films avec des requins. Voilà comment ils réfléchissent, ces gens-là. On a gagné cent millions de dollars avec ce requin, il nous faut un autre requin. Il nous faut plus de requins, il nous faut des requins plus gros, il nous faut des requins plus dangereux. Mon idée, c’était un film qui s’intitulerait Les Dents de« Les Dents de la mer à Venise. Vous voyez, vous avez toutes ces gondoles qui sillonnent le Grand Canal, tous les touristes japonais, et puis voilà une centaine de requins qui remontent le canal et se mettent à les attaquer. J’ai soumis l’idée à un type de chez Universal, pour la blague. Il a cru que j’étais sérieux. Il a adoré. N’importe quel film que vous pouvez leur décrire en trois mots, vous savez, ils adorent, ils adorent ces histoires toutes simples, et il a trouvé que Les Dents de la mer à Venise, c’était parfait. Alors j’ai dit, d’accord, très bien, je vous fais cadeau de l’idée, mais ce n’est pas moi qui ferai ce film pour vous. Je ne suis pas très à l’aise avec les poissons, vous voyez ? Regardez tous mes films, et vous verrez qu’on n’y trouve aucun gros poisson. Je suis plutôt le genre de réalisateur qui fait dans l’être humain. »
J’ai donc trahi les lectures du moment ( d’abord Taguieff et ses deux derniers livres : “l’imposture décoloniale” et “Les nietzschéens et leurs ennemis – Pour, avec et contre Nietzsche”, puis Aharon Appelfeld et son “histoire d’une vie” et “Ma mère et mon père”, que j’ai réussi à trouver sous un format numérique, ne pouvant lire le papier aux lettres petites, glaucome et cataracte obligent, ce qui une aubaine pour celles et ceux qui puent emprunter en une seconde mes 4557 livres numériques (e-books,en format epub) et profiter, comme ici de mes extraits, les premières pages d’un livre donnant toujours la mesure du talent, toujours.
Premières pages du roman
Un matin d’hiver, il y a sept ans, je me trouvais sur un escalator. C’était l’un de ceux qui vous permettent de remonter jusqu’au niveau de la rue depuis les quais de la Piccadilly Line, à la station de Green Park. Si vous avez déjà emprunté ces escalators, vous vous souvenez sûrement qu’ils sont interminables. Il faut à peu près une minute pour parvenir en haut et, pour une femme de nature aussi impatiente que la mienne, une minute à rester immobile, c’est trop long. Même si je n’étais pas particulièrement pressée ce jour-là, j’ai entrepris sans attendre de remonter l’escalator à pied en me faufilant pour dépasser la file de passagers qui stationnaient sur la droite – « J’ai peut-être bientôt soixante ans, mais je suis toujours dans le coup, j’ai toujours la forme », me répétais-je tout du long – jusqu’au moment où, aux trois quarts de la montée, je me suis retrouvée coincée. Une jeune mère se tenait sur la droite, et à gauche, lui donnant la main, il y avait sa fille de sept ou huit ans peut-être. Elle avait les cheveux blonds et portait un petit imper rouge avec une capuche, qui la faisait ressembler un peu à la fillette qui se noie au début de Ne vous retournez pas. (Tout me fait penser à un film, c’est plus fort que moi.) Je n’avais pas la place de la dépasser, et de toute façon je n’avais pas envie de briser ce joli instant d’intimité entre une mère et sa fille. Alors j’ai attendu qu’elles atteignent le sommet de l’escalator, et j’ai observé la petite qui se préparait à sauter pour descendre. Même de dos, je percevais son impatience, l’énergie concentrée que devait avoir son regard fixé sur la piste en mouvement devant elle, toute la volonté dans ses petits membres et ses muscles bandés comme des ressorts et puis, quand le moment est arrivé, le geste soudain et farouche alors qu’elle bondissait pour atterrir saine et sauve sur la terra firma, à la suite de quoi, manifestement soulagée et enchantée de sa manœuvre, elle a exécuté deux petits pas sautillants, serrant encore la main de sa mère que son geste a entraînée légèrement en avant. Et je pense que ce sont sûrement ces petits pas sautillants, plus que tout le reste, qui m’ont fait chavirer le cœur, m’ont coupé le souffle, m’ont fait contempler avec émerveillement et envie cette mère et sa fille qui se dirigeaient ensemble vers le tourniquet. J’ai immédiatement pensé à mes propres filles désormais adultes, Francesca et Ariane, et comme à l’âge de sept ou huit ans, le simple fait de marcher ne leur suffisait pas toujours : cela devait leur paraître trop ordinaire, trop ennuyeux pour exprimer l’intensité du plaisir qu’elles trouvaient dans le mouvement, dans la nouveauté jouissive de leur rapport avec le monde physique. C’est ainsi qu’il leur arrivait parfois, à elles aussi, de se lancer soudain dans un pas sautillant ou un petit bond, et ce faisant elles m’entraînaient avec elles, chacune serrant fermement l’une de mes mains. Et parfois je sautillais à mon tour, pour rester à leur hauteur et leur montrer que moi aussi j’étais capable de partager leur bonheur d’être au monde, que l’âge mûr n’avait pas encore tout à fait épuisé cette capacité en moi.
Toutes ces pensées m’ont traversé l’esprit alors que je contemplais la mère et la fille qui avançaient vers le tourniquet, telle une vague qui s’est dilatée avant de se condenser en un sentiment brutal, passager mais néanmoins accablant de perte et de nostalgie, qui s’est abattu sur moi, m’a coupé le souffle et obligée à m’arrêter un instant, à m’écarter du flot incessant de passagers pour reprendre haleine et poser la main sur ma poitrine jusqu’à ce que moi aussi je sois prête à rejoindre ce flot, à poursuivre ma vie, à placer ma carte sur le lecteur et franchir le portillon avant de monter vers Piccadilly et la lumière ténue de la fin de matinée.
J’ai parcouru Piccadilly d’un pas très lent, réfléchissant à ce que je venais de voir et à ce que j’avais ressenti. Demain, Ariane, l’aînée de mes jumelles (de quarante-cinq minutes), allait enfin quitter la maison pour s’envoler à l’autre bout du monde. Ma mission serait de la conduire à Heathrow et de lui faire au revoir de la main à l’entrée du hall des départs, tout en prétendant me réjouir sans la moindre équivoque des fantastiques aventures qui l’attendaient à Sydney. Ensuite, mon mari et moi n’aurions plus que Fran, le cas Fran. Fran qui, au cours de ces dernières semaines, de façon brutale et spectaculaire, était passée du statut d’enfant à celui de problème, un problème qui nous avait tous les deux complètement désarçonnés et continuerait sûrement de le faire encore quelque temps, jusqu’à ce qu’on trouve le moyen de traverser la pagaille qu’elle avait semée et d’identifier une issue. Mais pour le moment, cette issue tardait à apparaître.
La mission que je m’étais donnée en venant à Piccadilly a vite été remplie. Je suis entrée chez Fortnum pour acheter un cadeau de départ pour Ariane, et il ne m’a pas fallu longtemps pour trouver ce que je voulais : du thé. Elle adorait le thé – pour elle, c’était le goût de la maison – et j’avais toujours aimé lui en préparer. Je lui ai pris un assortiment de six variétés, complété de sa théière en argent et de son passe-thé, et j’ai essayé de me la représenter dans une chambre d’étudiante sans âme à Sydney, en train de remplir son mug Union Jack avec cette théière. Elle sirotait ce thé et il la ramenait chez nous, dans notre cuisine, les coudes posés sur la vieille table en pin et les cheveux nacrés par l’éclat du soleil bas qui se frayait un chemin entre les branches du pommier, dans le jardin d’hiver au-dehors.
Peut-être que ça la réconforterait. Ou peut-être (c’était sans doute plus probable, et tant mieux) qu’elle n’aurait pas besoin d’être réconfortée.
On était en 2013, et c’était la première semaine de janvier, cette période déboussolante où les fêtes de Noël sont terminées mais où le monde n’est pas encore tout à fait revenu à la normale. Ressentant le besoin de faire quelque chose qui ressemble à la routine, au quotidien, j’ai décidé d’aller prendre un café au bar de la Bafta1. Peut-être y aurait-il là quelqu’un que je connaissais. Ça ne me ferait pas de mal de bavarder un peu, d’échanger quelques potins et plaisanteries.
Le bar était presque vide. Il dégageait encore cette atmosphère de désolation qui suit Noël. Je n’y ai trouvé qu’une seule tête connue, un homme assis tout seul à une table pour deux devant les baies vitrées qui donnaient sur la rue. Mark Arrowsmith. Pas forcément la personne que j’aurais choisie en premier pour un brin de causette amical. Mais comme on dit, nécessité fait loi. Va pour Mark. Je me suis approchée de sa table et j’ai attendu qu’il lève les yeux de son MacBook.
« Calista, a-t-il fait. Ma chérie ! Quelle bonne surprise.
— Je peux ?
— Bien sûr. »
Il a refermé son ordinateur et déplacé quelques papiers pour laisser place au cappuccino que j’avais déjà commandé au bar.
« Désolé pour tout ce bazar, a-t-il repris. Ça y est, j’ai obtenu un rendez-vous avec Film4 la semaine prochaine. Ils ont demandé à voir un budget, ce qui signifie, j’imagine, qu’ils s’y intéressent enfin sérieusement. » Il a fait une pile du dernier tas de papiers et les a rangés dans une chemise en plastique.
Mark devait alors avoir la soixantaine bien tassée. Même s’il était loin d’être aussi athlétique, il avait un faux air de Burt Lancaster dans Local Hero. (Comme je l’ai dit, absolument tout et tout le monde me fait penser à un film.) Son regard était celui d’un rêveur – ou du moins c’était vrai dix ans plus tôt –, mais ces temps-ci, il était voilé par l’échec. Cela faisait vingt-cinq ans, voire plus, que Mark essayait de faire aboutir le même film. Quelque part vers la fin des années 1980, il avait acheté les droits d’un roman de Kingsley Amis – un nom qui, à l’époque, avait encore un certain cachet. La proposition semblait alors tout à fait réaliste, et il s’était assuré les services d’un réalisateur renommé et de trois ou quatre acteurs bankables. Mais pour une raison quelconque, l’ultime tranche de financement avait capoté à la dernière minute, et puis le réalisateur n’était plus disponible, et puis deux des acteurs n’étaient plus disponibles et un autre commençait à ne plus avoir l’air si bankable que ça, et avant qu’il ait compris ce qui se passait, le projet s’était mis à sentir le roussi, ce dont tout le monde commençait à se rendre compte, sauf Mark lui-même. En tant que producteur, il avait déjà deux ou trois succès relatifs à son actif – un long-métrage et un téléfilm pour la BBC Two – mais il n’avait rien fait depuis, et sa quête pour relancer cette stupide adaptation de Kingsley Amis avait viré à l’obsession. À la Bafta, il avait fini par faire partie des meubles, perpétuellement seul à une table pour deux avec son MacBook, attendant une réunion avec quelqu’un qui aurait peut-être, ou peut-être pas, lu la quinzième version du scénario, et qui connaîtrait peut-être quelqu’un qui connaissait quelqu’un qui travaillait pour un fonds spéculatif où il resterait peut-être un peu d’argent qui traîne à la fin de l’année fiscale, et qui n’aurait peut-être rien de mieux à faire que de l’investir dans la version cinématographique d’un roman mineur écrit par quelqu’un dont plus personne ne parlait, et qui était désormais tellement passé de mode qu’on aurait aussi bien pu essayer de porter à l’écran une adaptation des Pages Jaunes. Et pourtant, Mark refusait de laisser tomber, et pendant ce temps-là sa moustache avait blanchi, et un voile de déception chassieuse avait commencé à troubler son regard.
Le plus curieux, c’est qu’il possédait aussi une maison dans le sud de la France et avait inscrit deux enfants issus de son second mariage dans une école privée, et personne ne savait d’où lui venait cet argent. Mais j’avais souvent observé ce genre de situation chez les Britanniques, et je supposais qu’il venait d’une famille dont la fortune remontait à plusieurs générations, et qui s’y entendait pour maintenir une certaine discrétion. En tout cas, cela m’empêchait de trop le plaindre. Quelque chose d’autre m’empêchait de trop le plaindre : j’étais consciente de n’avoir pas non plus produit une seule œuvre sérieuse depuis environ dix ans, donc je ne pouvais pas vraiment la ramener.
« Tu as beaucoup de travail en ce moment ? demandait maintenant Mark, avec un ton direct dont je me serais volontiers passée.
— Pas vraiment, ai-je reconnu. Tu as vu – ? »
J’ai mentionné un film anglais qui avait rencontré un modeste succès en salles, quelques mois auparavant.
« Mais oui. C’était toi ? Je croyais que c’était – »
Il a cité un jeune compositeur de musique de film et d’illustration, à la renommée grandissante en Grande-Bretagne.
« Une partie était de lui. Je n’étais que l’orchestratrice, en théorie. Tu te souviens de ce petit motif joué au marimba, qui passait à chaque fois qu’on les voyait au volant de leur voiture ? »
Je lui ai chanté la mélodie toute simple.
« Bien sûr, dit Mark. Tout reposait là-dessus. C’est ce qui a marqué tout le monde.
— C’était moi.
— Et pourtant c’est lui qui a été nommé aux Oscars. » Mark a secoué la tête, éternellement consterné par le fonctionnement du monde. « Tu es tellement talentueuse, Cal. Tu voudras bien faire la musique de mon film ? Dis-moi que tu le feras. Il faut que ce soit toi. »
Bien sûr, j’ai répondu oui, mais je ne prenais pas la proposition au sérieux. C’était comme si Mark offrait de rembourser mon emprunt immobilier s’il gagnait au loto. Peu importe. Le geste était gentil, et sincère, et ce n’était pas sa faute s’il allait à coup sûr passer le peu qui restait de sa vie professionnelle à poursuivre ce projet voué à l’échec.
« J’ai Dame Judi qui est intéressée, a-t-il repris, comme s’il lisait dans mes pensées et voulait me rassurer sur le fait qu’il n’avait rien d’un fou qui se berçait d’illusions.
— Je croyais qu’elle était déjà dans le coup, ai-je répondu, alors que me revenait en tête une conversation qu’on avait sûrement eue, exactement sur le même sujet, des décennies auparavant.
— Elle était dans le coup, et puis elle ne l’était plus, et maintenant elle l’est à nouveau, a-t-il expliqué. Sauf que maintenant elle va jouer la grand-mère, et non la mère. »
Logique, me suis-je dit. Le casting était resté plus ou moins le même dans la tête de Mark, simplement les acteurs remontaient progressivement les générations. Si ça se faisait un jour, le jeune premier sexy d’autrefois finirait par jouer Papy et se trimballer sur le plateau en fauteuil roulant.
« Et aussi, ai-je ajouté, un poil trop sur la défensive, car je ne voulais pas qu’il croie que je restais chez moi à me tourner les pouces et à attendre que le téléphone sonne (même si c’était le cas), j’écris quelques morceaux pour moi.
— De la musique de concert ? a-t-il demandé.
— Plus ou moins. C’est lié au cinéma, mais ce n’est pas pour un film en particulier. C’est une petite suite, pour orchestre de chambre. Je vais l’intituler Billy. » Et puis j’ai ajouté, en réponse à son air interrogateur : « Comme Billy Wilder.
— Quelle jolie idée. Je ne savais pas que tu étais fan.
— J’adore ses films. Comme tout le monde, non ?
— Bien sûr. C’est incroyable, vraiment, avec le recul. Que des chefs-d’œuvre, les uns après les autres. Franchement, qui est capable de faire ça, dans ce milieu ? Assurance sur la mort – chef-d’œuvre. Boulevard du crépuscule – chef-d’œuvre. Et il les enchaînait encore. Certains l’aiment chaud, La Garçonnière…
— Et après ces films-là ? » ai-je demandé.
Mark a froncé les sourcils. « Je ne sais pas… Il a fait beaucoup de films après ?
— Bien sûr que oui. Une dizaine. »
Se creusant la tête, il a repris : « Il n’y en avait pas un sur Sherlock Holmes… ?
— Est-ce que tu as vu Fedora ? » ai-je demandé.
Mark a secoué la tête. « Je ne crois pas. Si je l’ai vu, je l’ai oublié.
— Eh bien pas moi, ai-je repris, parce que j’étais là quand il l’a tourné. »
Il a écarquillé les yeux. « Vraiment ? » Fronçant à nouveau les sourcils, il a marmonné : « Fedora, Fedora… Ça parlait de quoi déjà ? »
Et je crains de n’avoir pu résister à l’envie de lui dire : « Ça parlait d’un tas de choses. Mais j’imagine qu’on pourrait dire que c’était principalement… c’était principalement l’histoire d’un producteur de cinéma vieillissant, qui essaie de faire un film complètement en décalage avec son époque. »
Ces mots ont paru mettre un terme à la conversation. Peu de temps après, Mark a rassemblé ses affaires et s’en est allé. De la fenêtre, je l’ai vu traverser Piccadilly et se diriger vers le nord et Regent Street. Le ciel s’assombrissait, et il commençait à pleuvoir.
Stephen Coe est un immense écrivain. Il est donc dans ma page “textes”
SUR JOSEPH ROTH ET SA FIN
L’on sait à quel point le roman le plus célèbre, du moins le plus respecté de Joseph Roth m’a véritablement ému. Dénommé d’abord en 1930 “le poids de la grâce”, Il a été retraduit en français,en 2012, pour devenir “Job, roman d’un homme simple”. Je viens d’apprendre qu’il existe une troisième traduction avec le même titre (Job) édité par une maison d’éditions suisse dont je ne connaissais pas l’existence (+++).
Il y a fort longtemps, j’énervais mes invités ou de prétendua.amis à comparer les traductions. C’est au gré de mon humeur que je préférais l’une ou l’autre.
Puis, en découvrant la version numérique, e book des Éditions de l’Herne (textes de colloques, intitulés”Cahiers) consacré à Joseph Roth, je me suis empressé de l’acheter. Ce qui m’a valu des heures de bonheur de lecture. J’avais donc mes deux Roth dans le trio de mes écrivains préférés (Philip Roth et sa “Tâche, chef-d’œuvre parmi les chefs -d’oeuvre.et Joseph Roth et son Job que je préfère à la “Marche”., Ian Mc Ewan et son “Samedi” étant un troisième génies, juste avant la Colette dun”Pur et de l’Impur”. Comme j’avais mes deux Mendelssohn ou mes deux Fellous, de.mon pays natal.
Dans ces “Cahiers de l’Herne, j’ai détaché pour le coller ici un entretien entre deux spécialistes et biographes.
Je le donne donc. Un peu long mais lorsqu’on arrive à sa fin au Café de la rue de Tournon, à 45 ans, poumons esquinté, alcoolique, delirium tremens, homme abîmé,chair déchiquetée par les deux clans qui voulaient se l’approprier au cimetière.(Juifs et chrétiens dans une revendication inégale(on ne détruit pas l’essence d’un juif devant sa tombe), le monde, dans sa cruauté nous assommait d’un coup vache du réel.
Je surligne vers la fin le passage poignant de La pages écrite pl contre un Pernod que la tenancière intelligente du café de Tournon a air mis en place.
Voici LE Texte DE L’ENTRETIEN :
Paula Jacques et Florence Noiville
En conversation avec Paula Jacques, Florence Noiville évoque le destin tourmenté de Joseph Roth dans le cadre du cycle « Exils », au Théâtre de l’Odéon, le 10 décembre 2012.
Paula Jacques : Dans une lettre écrite en 1935 et adressée à Stefan Zweig, Joseph Roth écrit : « Cher ami, pourquoi me traitez-vous si mal ? Vous m’avez laissé pendant trois semaines sans m’envoyer une ligne si bien que je pourrais avoir l’impression que vous me fuyez comme le succès me fuit. Je passe mon temps à travailler et je n’ai pas le moindre succès. J’aurai fini mon nouveau roman Confession d’un assassin le 20 de ce mois. […] Je compte sur vous. Je vous attends. Je ne suis pas le seul, je sais bien, mais cela m’afflige et me chagrine de penser que vous pourriez me mettre dans le même sac que les autres. »
Florence Noiville, Joseph Roth a adressé environ 200 lettres à Stefan Zweig. Toutes sur ce ton, plaintif et même vindicatif parfois. On y lit une demande d’amour extraordinaire. Roth exige de Zweig de la présence, du soutien. Mais surtout, c’est très frappant, il lui demande de ne lui préférer personne d’autre. De ne porter secours à aucun autre écrivain dans la peine…
Florence Noiville : Oui. Stefan Zweig et Joseph Roth sont très amis. Zweig a été l’un des premiers à reconnaître le talent de Roth qui lui voue une gratitude infinie. Amis donc. Mais en même temps, on le voit bien dans cette lettre : Roth expédie rapidement les remerciements pour mieux attaquer Zweig : « Pourquoi me traitez-vous si mal ? » « Je pourrais avoir l’impression que vous me fuyez »… Certes on peut faire remarquer que cette lettre est celle d’un homme acculé – elle est écrite en 1935, quatre ans seulement avant la mort de Roth et quatre ans qui seront pour lui particulièrement difficiles. Mais au ton de la missive, on voit bien que l’homme Roth n’est pas à prendre avec des pincettes. Ce qu’il dit en substance c’est : « Je vous aime. Mais vous, vous ne m’aimez pas assez, vous ne m’écrivez pas, vous ne venez pas me voir à Paris. » C’est un écorché vif qui râle sans cesse. Prétend que Zweig ne comprend rien à la situation politique. Et même quand Zweig lui donne de l’argent, il se plaint ! Bref, même si on a beaucoup d’admiration pour son œuvre, on peut dire d’emblée et non sans tendresse que Joseph Roth est une sacrée tête de cochon.
P. J. : C’est pour cela qu’on l’aime… C’est un homme qui réclame comme un dû, l’amour, l’attention et le soutien qu’il n’a pas reçus, dit-il, dans son enfance déshéritée. Il se décrit toujours comme un pauvre petit abandonné, qui aurait vécu dans la misère. Est-ce exact ?
Fl. N. : Pas tout à fait. Il est né en 1894 à Brody, en Galicie, une région qui se trouve dans l’Empire austro-hongrois, mais dans les marches de l’empire. À l’extrême Est. Aujourd’hui, la Galicie, c’est l’Ukraine. Brody est à 10 km de la frontière russe et à 800 kilomètres de Vienne, un endroit très excentré par rapport au cœur battant de l’empire. Et aussi une région pauvre avec une importante population juive – comme cette ville est proche de la Russie, de nombreux Juifs ayant fui les pogroms sont venus s’y réfugier. La mère de Joseph Roth est issue d’une famille
de commerçants, le grand-père est rabbin. Et Roth est élevé dans des conditions modestes mais pas non plus vraiment pauvres… Il prend des leçons de violon. Il n’est pas élevé au heder, l’école religieuse juive, mais fréquente l’école du baron de Hirsch qui est un magnat des chemins de fer et un philanthrope. Il fait donc ses études non pas en yiddish mais en allemand. Et tout ça le marque beaucoup : Brody et ses personnages que l’on voit réapparaître dans ses romans, et l’allemand, langue pour laquelle il a une véritable passion. Mais la caractéristique la plus importante de son enfance, c’est qu’il n’a pas de père. Et cette relation père-fils qu’il ne connaîtra jamais, deviendra pour lui une obsession incessante. La quête de toute une vie.
P. J. : Cette quête du père est en effet à l’œuvre dans nombre de ses livres. Dans Zipper et son père, on voit comment Joseph Roth s’invente des filiations imaginaires. Il écrit :
Je n’avais pas de père. J’entends par là que je n’en ai jamais eu. Mais Zipper, lui, en avait un. Cela conférait à mon ami un prestige particulier. Un peu comme s’il avait eu un perroquet ou un Saint-Bernard. Quand Arnold disait : « J’irai demain à tel endroit avec mon père, alors moi aussi je souhaitais avoir un père. Un père, on pouvait lui prendre la main, imiter sa signature, en recevoir des réprimandes, des punitions, des récompenses, des corrections. Parfois je songeais à pousser ma mère à se remarier car il me semblait souhaitable d’avoir ne fût-ce qu’un beau-père. Mais les circonstances ne s’y prêtèrent pas. Le jeune Zipper, lui, ne cessait de vanter le sien, son père lui avait promis ceci, refusé cela, son père avait l’intention de parler avec son professeur, d’engager un précepteur, de lui acheter une montre pour sa confirmation, de lui aménager une chambre personnelle. Et même quand par le fait du père, il arrivait quelque chose de désagréable au fils, celui-ci semblait l’avoir souhaité. Ce père était une sorte de génie tout-puissant et serviable à la fois.
Il m’arrivait de le rencontrer. L’histoire d’un quart d’heure, il me traitait comme si j’avais été son fils. Il me disait par exemple : boutonne ton col. Avec ce vent du Nord-Ouest qui souffle, on peut attraper mal à la gorge. Ou : montre-moi ta main. Je vois que tu t’es blessé, il faut que tu ailles à la pharmacie en face pour qu’on te mette un pansement. Ou : dis à ta mère qu’il faut qu’elle t’envoie chez le coiffeur, on ne porte pas les cheveux longs en plein été. Ou encore : Sais-tu nager ? Un jeune homme doit savoir nager… Alors, on eût dit que Zipper fils m’avait prêté Zipper père. J’étais empli de reconnaissance envers mon ami mais en même temps j’étais tourmenté par ce sentiment désagréable d’avoir à lui rendre son père. Tout comme j’avais eu à lui rendre son Robinson. Finalement, les choses prêtées ne nous appartiennent pas.
P. J. : Dans la magistrale biographie que David Bronsen (Seuil, 1994) consacre à Joseph Roth, on lui recense pas loin de treize pères imaginaires… !
Fl. N. : David Bronsen dit même – il est peut-être un peu dur – qu’il y a du mythomane et du mystificateur chez Roth. Ce qui n’est pas faux. Car cette nostalgie du père absent va bien sûr alimenter tous les fantasmes possibles. Roth n’est pas romancier pour rien. Il s’invente un père fonctionnaire autrichien des chemins de fer, un père fabricant de munitions, un père comte polonais avec qui la mère aurait eu une liaison secrète, etc. Quoi qu’il en soit, le vrai père, on le connaît. Il s’appelait Nachum Roth et était représentant d’une firme de grains dont le siège était à Hambourg. À la suite de circonstances peu claires – on parle d’un convoi de grains qui se serait perdu –, Nachum Roth serait devenu fou et aurait été envoyé dans un établissement pour malades mentaux. Mais pour le judaïsme orthodoxe, en Galicie, la folie était une malédiction divine. Si bien que dans la famille de Roth, on ne disait pas qu’il était fou. On prétendait qu’il s’était pendu. Il avait disparu, on n’en parlait jamais : une aubaine pour le romancier en puissance qu’était déjà son fils !
P. J. : Mais pour vous, Roth est-il un menteur patenté qui se pousse du col parce qu’il a honte de ses origines de petit Juif de Galicie ou un écrivain qui poétise sa vie ?
Fl. N. : Il dit en effet que la « véracité » ne l’intéresse pas. Ce qui l’intéresse, c’est la « vérité intérieure ». Celle de ses personnages. À force d’écrire sur eux, d’être dans leur peau, de se confondre avec eux, il ne sait probablement plus vraiment où est la vérité. Roth, c’est vrai, a beaucoup menti. Pas seulement sur la question du père. Sur son lieu de naissance par exemple. À un moment, il dit qu’il vient non pas de Brody mais de Schwaby, une colonie souabe de langue allemande – peut-être qu’à Berlin, plus tard, il vaudra mieux avoir des racines allemandes plutôt que juives… Sur ses années à l’armée aussi, il a dissimulé les choses. Il raconte qu’il a été lieutenant, alors qu’il ne s’est jamais battu… Il s’est engagé volontaire et après avoir passé une année dans des bureaux, en est ressorti avec un uniforme de lieutenant… Parfois, on le trouve dans les cafés de Vienne vêtu de cet uniforme… Bref, tout ça pour dire qu’il ne fait pas bon être biographe de Roth. Démêler le vrai du faux avec lui n’est jamais un sujet facile !
P. J. : Qu’est-ce qui, selon vous, rend l’œuvre de cet écrivain unique ? Nous sommes à Vienne au milieu d’une profusion de talents – artistes et scientifiques pour la plupart d’origine juive –, qui explorent des chemins nouveaux et récoltent les influences de l’époque, la psychanalyse, la psychologie, tandis que lui va faire une œuvre totalement différente.
Fl. N. : Sur le plan de l’écriture d’abord, je suis toujours frappée par la netteté et la précision du style chez Roth. Des phrases courtes qui le rendent extrêmement tranchant. Et puis il y a une espèce de charme, de légèreté. C’est une écriture qui n’est jamais datée. Mieux : quand il décrit l’Empire austro-hongrois et montre cette Europe en déliquescence, cela résonne de façon extrêmement puissante et contemporaine avec l’Europe et les problèmes d’aujourd’hui. Sur le fond, Roth aura été un visionnaire.
P. J. : Justement, cette nostalgie de l’empire va donner naissance à son chef-d’œuvre, La Marche de Radetzky, qui raconte sur trois générations le destin des Habsbourg. Roth voue à l’empereur une admiration sans borne, une tendresse quasi filiale. Pourquoi ?
Fl. N. : Faisons un peu de psychanalyse de café du commerce. Quand François-Joseph meurt en 1916, il a 86 ans. Il a régné près de 70 ans. C’est tout simplement comme un « deuxième père » qui meurt pour Roth. Un homme en tout cas qui aura joué le rôle de figure protectrice et tutélaire, compensant ou cristallisant une charge d’affect incroyable. Pourquoi Roth était-il tellement attaché à l’Autriche-Hongrie ? Il faut se remémorer ce qu’était cet empire à l’époque, notamment du point de vue d’un petit Juif pauvre fraîchement débarqué de Galicie. L’Autriche-Hongrie, c’est 300 000 kilomètres carrés, 50 millions d’habitants, 14 langues… Et surtout, miracle, tout cela « tient » ensemble. Y compris ce que l’Europe d’aujourd’hui avec son explosion des nationalismes ne pourrait pas rêver d’unifier – la Bohême, la Bucovine, la Carinthie, la Dalmatie, l’Istrie, la Moravie… Dans cet empire, les nationalités ne comptent pas. Si l’empereur est un père protecteur imaginaire, on peut penser que le pays est une sorte de mère, de matrice pour tous ses enfants. Et cela aura été très bénéfique – pour toutes les minorités, et notamment pour les Juifs – du point du développement de la vie intellectuelle et artistique. Repensez au rayonnement culturel inouï que Roth va trouver en arrivant à Vienne. De Freud à Mahler, Broch, Kraus, Popper, Schnitzler… Vienne est un petit miracle artistique. Qui plus est, l’empereur n’attend pas des artistes qu’ils soient au service d’un idéal ! Dans ces conditions, comment ne pas être sous le charme ? L’homme est subjugué.
P. J. : Le paradoxe, c’est que d’un côté Joseph Roth descend de cette dynastie-là. Il revendique cette grande famille a-religieuse. Mais de l’autre il est nostalgique de son enfance juive…
Fl. N. : Oui, il est tout le temps entre deux tentations, Joseph Roth. Il a clairement un pied dans le yiddishland et un pied dans l’Empire austro-hongrois. Chez lui le shtetl est toujours un peu idéalisé. Comme une alternative en matière de mode de vie et de pensée. Une alternative qui lui permet de rêver d’une vie utopique contrastant avec les tourments de l’histoire qu’il va vivre à partir de 1914.
P. J. : On verra qu’au fil de ses retournements mythomaniaques, Roth est tantôt le plus juif des catholiques – il prétend s’être converti –, tantôt le plus catholique des juifs. Mais il va quand même faire cette chose extraordinaire : des reportages journalistiques magnifiques en Galicie sur les Juifs en errance avec un regard totalement différent de ceux que portent les assimilés de l’époque. Et très souvent il n’a pas de mots assez durs pour les Juifs qui partent pour l’Ouest.
Fl. N. : Oui, sauf que Roth, comme toujours, est paradoxal. C’est lui le premier qui a fait cette route vers l’Ouest. Brody, Vienne, Berlin, Paris, cela dessine tout de même un axe assez net…
P. J. : Lui qui se dit catholique et juif, pressent-il dans l’assimilation la fin du judaïsme ? Est-ce que c’est ça qui l’inquiète ?
Fl. N. : Oui, mais encore une fois, il est le premier à se convertir tout en restant fidèle. On est dans une complexité totale. Ce qu’on lit dans les reportages que vous mentionniez tout à l’heure, c’est une extraordinaire compréhension de ce qui se passe sur le terrain. Dans toute sa finesse et sa complexité. Roth est un journaliste hors pair. Il sillonne l’Europe avec ses trois valises. Il passe d’hôtel en hôtel – il dit toujours qu’il est apatride mais sa vraie patrie, ce sont les hôtels. Et il écrit des reportages époustouflants. On devrait les étudier dans toutes les écoles de journalisme !
P. J. : Et l’homme lui-même, quel est-il ? Pas extrêmement beau mais tout de même, il plaît aux femmes. Tantôt dépenaillé comme un petit émigré, tantôt avec de magnifiques manières dans son uniforme de l’armée autrichienne. Il plaît aux femmes, mais lui au fond ne les aime pas tellement. Il estime qu’elles ne sont guère intéressantes. D’ailleurs toutes ses histoires d’amour – Le Miroir aveugle, Le Chef de gare Fallmerayer – achoppent tout le temps sur une désillusion, quelque chose qui, à peine entrevu, s’évanouit…
Fl. N. : En réfléchissant à ce thème, Roth et les femmes, il m’est revenu une phrase de Françoise Dolto. Elle disait à propos d’elle-même et de son passage dans la vie : « Entrée désespérée, sortie joyeuse. » C’est un peu l’inverse pour les femmes qui traversent la vie de Joseph Roth… La première, Friedl, est ravissante. Il l’a vue passer un jour sur le Kurfürstendamm à Berlin. Il s’est dit « c’est un vent de printemps qui passe », et il l’a épousée en 1922. Elle est intelligente et vive, mais ce n’est pas une intellectuelle. Or Roth essaie de faire d’elle ce qu’elle n’est pas, il lui fait relire ses épreuves, mais rien de tout ça ne convient à Friedl. Du coup, cette femme va se replier sur elle-même. Elle devient irritable, distraite, un peu bizarre. Quand il va à ses rendez-vous de journaliste, il doit même l’enfermer…
P. J. : Il faut dire qu’il est en plus très jaloux, le pauvre Roth…
Fl. N. : Il est même pathologiquement jaloux ! Il enferme Friedl parce qu’elle fait des fugues et devient de plus en plus étrange. Elle commence à développer une théorie selon laquelle les amis de Roth étaient sympathiques au départ, mais qu’en définitive elle les a démasqués, percés à jour, et qu’ils sont tous mauvais et mal intentionnés. Vers la fin des années 1920, Friedel est diagnostiquée schizophrène. On l’enferme dans une maison de santé. Et tout cela va énormément peser à Roth et même contribuer à le détruire. Il dira plus tard : « Les dix années de mon mariage m’en ont coûté quarante. »
P. J. : C’est un peu à la suite de ce drame avec Friedl que Roth commence à s’alcooliser sérieusement…
Fl. N. : Au début, il y croit. Il pense qu’il va arriver à la sauver. Il travaille comme un fou. Se passionne pour la psychiatrie. Avale des tas de manuels. La folie le hante. D’abord à cause de Friedl, mais rappelons-nous que son père, lui aussi, était fou. Et comme, encore une fois, on pensait à l’époque que la folie était une malédiction divine, Roth se dit : Dieu m’a frappé, il me rattrape…
P. J. : Il est très attaché à Friedl, il est tourmenté, il souffre. Mais en même temps, il est assez désinvolte. Pendant que sa femme est à l’asile, il entame une relation érotico-intellectuelle intense avec Andrea Manga Bell, une splendide mulâtresse, mère de deux enfants, mariée à un homme important du Cameroun que Roth va baptiser « le Prince ». Pendant cette liaison, il se détourne un peu de Friedl. Mais, de temps en temps, par tendresse ou par culpabilité, il fonce à l’asile psychiatrique et demande qu’on lui rende sa femme, sinon il menace de tout casser. On la lui rend deux-trois jours, puis il la ramène à l’asile et reprend sa liaison avec Manga Bell…
Fl. N. : Avec Manga Bell et avec d’autres… la femme de lettres Irmgard Keun, la comédienne Sybil Rares… Il est un peu un apatride du sentiment, Roth. Il passe de femme en femme comme il passe de pays en pays et d’hôtel en hôtel…
P. J. : Roth a écrit des textes sur la folie. La folie qui envahit le monde à l’heure où le nazisme gagne du terrain. Il écrit des textes sur l’internement des malades mentaux juifs à Berlin sous le nazisme. En juillet 1940, Friedl va mourir dans son asile, euthanasiée par les nazis. Mais lui, Roth, a quitté l’Allemagne depuis longtemps…
Fl. N. : Oui, il part le 30 janvier 1933, c’est-à-dire le jour exact de la nomination d’Hitler comme chancelier du Reich. Il est l’un des premiers à avoir pressenti avec une telle précision ce qu’allait être le nazisme. C’est comme une prescience. Encore aujourd’hui, on est saisi quand on lit la fameuse lettre qu’il adresse à Stefan Zweig en 1933 :
Il vous sera évident que nous allons vers de grandes catastrophes. Abstraction faite du privé – notre existence littéraire et matérielle est déjà anéantie –, l’ensemble conduit à une nouvelle guerre. Je ne donne pas cher de votre vie ni de la mienne. On a réussi à laisser s’installer la barbarie. Ne vous faites pas d’illusion, c’est l’Enfer qui prend le pouvoir…
En 1933, il dit cela à tout le monde : il faut partir, partez, vos livres vont être brûlés, nous allons tous être brûlés… Et personne ne le croit. Il passe pour un fou. Un oiseau de malheur…
P. J. : En 1933, Roth s’installe à l’hôtel Foyot, à Paris, rue de Tournon. Il adore cet endroit. Mais au bout d’un moment, en 1937, l’hôtel vétuste doit être démoli et le patron lui demande de partir. Roth refuse. Tous les clients s’en vont. Lui reste dans sa chambre cloîtré… il ne partira que lorsqu’on commencera à démolir le toit !
Fl. N. : C’est assez fascinant parce que Roth a écrit un livre qui s’intitule La Fuite sans fin et sur tous les plans c’est la fuite sans fin. Il quitte son pays, l’Autriche-Hongrie s’effondre, sa femme sombre dans la folie… Il va de perte en perte, de deuil en deuil. Même pour les plus petites choses comme une chambre d’hôtel, tout lui échappe… Roth avait vécu quatre ans dans cet hôtel et avant cela de nombreuses fois au cours de ses séjours à Paris. Il vit cela presque une nouvelle fois comme la perte d’une patrie. Heureusement, il prendra en face une petite chambre, au-dessus de son café habituel, le café de Tournon. Il y a aujourd’hui une plaque et quelques photos dans ce célèbre café…
P. J. : Ce qui est extraordinaire, c’est qu’il boit énormément, il passe beaucoup de temps avec ses amis. Il a une petite cour au café rue de Tournon. Et dans ce cénacle, il est toujours le premier arrivé, il commande des mirabelles, il fait des plaisanteries, des traits d’esprit, tout le monde l’adore. Et il est toujours le dernier à quitter le café. C’est une torture pour lui que de retourner dans sa chambre où, néanmoins, il travaille. On ne sait pas trop quand ni comment, mais après 1933, il écrit de fait énormément…
Fl. N. : Il écrit des romans, mais aussi des lettres et des articles. Il écrit pour que « les gens se bougent. » Il rêve de voir se dessiner une alliance entre la France, l’Angleterre, le Vatican… – dans ce cas précis, force est de reconnaître qu’il n’est peut-être pas extrêmement prescient !
En tout cas, il affirme que l’écrivain a une responsabilité morale et que, quel que soit son talent, il n’a pas le droit de ne pas s’engager contre ce qu’il appelle « l’inhumanité du monde ».
P. J. : d fait passer pour chrétien. Qui parle en lui quand il dit cela ?
Fl. N. : Difficile de savoir exactement. Un de ses amis dira : « En public, il se proclamait chrétien converti. Mais en privé il se préoccupait surtout des grands questionnements du judaïsme. » En même temps, il écrit à Zweig, toujours en 1935 : « Je vous envoie un journal chrétien de Vienne. Vous pourrez y lire un de mes articles où je proteste contre l’organisation à venir des jeux olympiques à Berlin en 1936. Mais lisez aussi ce texte très intéressant où il est expliqué que la seule solution à la question juive est la conversion de tous les juifs. » Roth va même au-delà dans sa lettre. Il dit à Zweig : « Si j’en ai la force, j’entrerai peut-être dans les ordres. Vous pouvez me dire que c’est du suicide, moi je ne vois pas autre chose que la foi chrétienne… » Je ne crois pas à ce monde, dit encore Roth. Je ne crois pas qu’on puisse agir sur lui. « Si Dieu le veut, un balai peut tirer et s’il ne le veut pas, un canon reste inerte… »
P. J. : En même temps, il aura écrit peu de temps auparavant ce chef-d’œuvre de la littérature juive qui est Job. Et lorsque sa femme Friedl a une crise vraiment sérieuse, il fait volontiers venir un rabbin miraculeux pour l’exorciser. Il prend même énormément de plaisir à discuter avec ce « faiseur d’exorcisme »…
Fl. N. : Oui… Il lui arrive aussi de dire qu’il ne croit à rien, ni à Dieu ni à Diable. Et qu’il voudrait juste « être un tronc d’arbre qui flotte à la surface de la mer ».
P. J. : En 1939, il écrit La Légende du saint buveur, l’histoire d’un clochard parisien qui boit énormément, se promène sous les ponts de Paris, n’a plus d’argent et cherche de quoi boire. Tout à coup, ce clochard, Andréas, rencontre Dieu. Et Dieu lui donne une grosse somme en lui disant : tu en prendras un peu et le reste, tu iras le déposer à l’église, à la petite sainte Thérèse. Andréas promet, il est absolument résolu à obéir à Dieu mais, chemin faisant, il boit tout. Plus tard, Dieu réapparaît, alors qu’Andréas est toujours sous les ponts, et Dieu ne cesse de lui prodiguer bonté et argent… Il lui envoie un portefeuille « perdu ». Il lui fait rencontrer des êtres providentiels, en particulier une jeune fille qui s’appelle Thérèse… auprès de qui il rendra son dernier souffle. Le livre se termine sur cette phrase : « Que Dieu nous accorde à nous autres buveurs une mort aussi douce et aussi belle. » Selon vous, aura-t-il eu, lui Joseph Roth, une mort aussi douce et aussi belle que son saint buveur ?
Fl. N. : Hélas non. Il est très « abîmé » lorsqu’il écrit ce texte. Il le termine au café de la rue de Tournon quelques semaines avant sa mort. On est donc en 1939. Il n’a pas tout à fait 45 ans mais il fume 80 cigarettes par jour et boit comme un trou. Il n’y voit plus très clair mais son esprit est resté lucide. Par ailleurs, il y a là une dame, la tenancière de ce café de Tournon, qui s’appelle Germaine Alazard. Germaine est très bonne avec lui. Elle a bien compris que l’écriture est pour Roth la seule échappatoire. Alors elle l’encourage comme elle peut : « Une page, un Pernod »… C’est ainsi qu’il termine sa Légende du saint buveur. Pour moi, c’est comme s’il s’édifiait une petite tombe de papier en se disant : voilà, là, c’est fini, je peux mourir. Je sais que vous n’avez pas la même interprétation que moi, mais je pense qu’il s’est suicidé sciemment, à petit feu…
P. J. : Je pencherais plutôt pour une autodestruction programmée mais inconsciente…
Fl. N. : Quoi qu’il en soit, le fait déclenchant c’est quelqu’un qui arrive un jour au café de Tournon et lui annonce qu’Ernst Toller vient de se pendre à New York. Ernst Toller était un de ses vieux amis de Vienne. Ce jour-là, Roth s’effondre sur la table du café de Tournon et est transporté à l’hôpital Necker où il meurt d’une double inflammation des poumons aggravée d’un delirium tremens.
P. J. : Ensuite, il y aura cet enterrement inénarrable. On se dispute la dépouille spirituelle du mort. Il y a ceux qui veulent un rabbin et des prières en hébreu et ceux qui disent : vous n’y êtes pas, il s’était converti… Le problème, c’est qu’on ne trouve pas le certificat de baptême… Bref, les juifs, les communistes, les anarchistes – il avait écrit des articles sous le pseudonyme de Joseph le Rouge – tous ceux qui le revendiquent sont furieux. Et l’enterrement se termine comme une comédie à l’italienne…
Fl. N. : Une comédie qui se termine à Thiais… Pourquoi Thiais ? Personne ne sait vraiment très bien. Il voulait être enterré à Montmartre où reposait le grand Heine qu’il admirait beaucoup. Mais… c’était trop cher. Alors il a cette petite tombe à Thiais. Une petite tombe envahie par les herbes… La tombe se trouve dans la section catholique du cimetière. L’inscription sur la pierre tombale dit : « écrivain autrichien – mort à Paris en exil. » Je ne crois pas que beaucoup d’admirateurs aujourd’hui viennent lui rendre visite de façon posthume. Mais ça aussi, Roth l’avait anticipé : « Ma mort, disait-il, sera aussi solitaire que l’aura été ma vie. »
KAFKA, LE CHATEAU
JAMAIS LASSÉ DE LA LECTURE DE CES PREMIÈRES PAGES DU “CHATEAU” DE KAKKA
Il était tard lorsque K. arriva. Une neige épaisse couvrait le village. La colline était cachée par la brume et par la nuit, nul rayon de lumière n’indiquait le grand Château. K. resta longtemps sur le pont de bois qui menait de la grand-route au village, les yeux levés vers ces hauteurs qui semblaient vides.
Puis il alla chercher un gîte ; les gens de l’auberge n’étaient pas encore au lit ; on n’avait pas de chambre à louer, mais, surpris et déconcerté par ce client qui venait si tard, l’aubergiste lui proposa de le faire coucher sur une paillasse dans la salle. K. accepta. Il y avait encore là quelques paysans attablés autour de leurs chopes, mais, ne voulant parler à personne, il alla chercher lui-même la paillasse au grenier et se coucha près du poêle. Il faisait chaud, les paysans se taisaient, il les regarda encore un peu entre ses paupières fatiguées puis s’endormit.
Mais il ne tarda pas à être réveillé ; l’aubergiste se tenait debout à son chevet en compagnie d’un jeune homme à tête d’acteur qui avait des yeux minces, de gros sourcils, et des habits de citadin. Les paysans étaient toujours là, quelques-uns avaient fait tourner leurs chaises pour mieux voir. Le jeune homme s’excusa très poliment d’avoir réveillé K. et se présenta comme le fils du portier du Château, puis déclara :
« Ce village appartient au Château ; y habiter ou y passer la nuit c’est en quelque sorte habiter ou passer la nuit au Château. Personne n’en a le droit sans la permission du comte. Cette permission vous ne l’avez pas ou du moins vous ne l’avez pas montrée. »
K. s’étant à moitié redressé passa la main dans ses cheveux pour se recoiffer, leva les yeux vers les deux hommes et dit :
– Dans quel village me suis-je égaré ? Y a-t-il donc ici un Château ?
– Mais oui, dit le jeune homme lentement, et quelques-uns des paysans hochèrent la tête, c’est le Château de monsieur le comte Westwest.
– Il faut avoir une autorisation pour pouvoir passer la nuit ? demanda K. comme s’il cherchait à se convaincre qu’il n’avait pas rêvé ce qu’on lui avait dit.
– Il faut avoir une autorisation, lui fut-il répondu, et le jeune homme, étendant le bras, demanda, comme pour railler K., à l’aubergiste et aux clients :
– À moins qu’on ne puisse s’en passer ?
– Eh bien, j’irai en chercher une, dit K. en bâillant, et il rejeta la couverture pour se lever.
– Oui ? Et auprès de qui ?
– De monsieur le comte, dit K., il ne me reste plus autre chose à faire.
– Maintenant ! À minuit ! Aller chercher l’autorisation de monsieur le comte ? s’écria le jeune homme en reculant d’un pas.
– C’est impossible ? demanda calmement K. Alors pourquoi m’avez-vous réveillé ?
Le jeune homme sortit de ses gonds.
– Quelles manières de vagabond ! s’écria-t-il. J’exige le respect pour les autorités comtales ! Je vous ai réveillé pour vous dire d’avoir à quitter sur-le-champ le domaine de monsieur le comte.
– Voilà une comédie qui a assez dure, dit K. d’une voix étonnamment basse en se recouchant et en ramenant la couverture sous son menton. Vous allez un peu loin, jeune homme, et nous en reparlerons demain. L’aubergiste, ainsi que ces messieurs, sera témoin, si toutefois j’ai besoin de témoins. En attendant je vous préviens que je suis l’arpenteur que monsieur le comte a fait venir. Mes aides arriveront demain, en voiture, avec les appareils. Je n’ai pas voulu me priver d’une promenade dans la neige mais j’ai perdu plusieurs fois mon chemin et c’est pourquoi je suis arrivé si tard. Je savais très bien que ce n’était plus l’heure de se présenter au Château sans que vous ayez besoin de me l’apprendre. Voilà pourquoi je me suis contenté de ce gîte, où vous avez eu, pour m’exprimer avec modération, l’impolitesse de venir me déranger. Je n’ai pas autre chose à vous dire. Et maintenant bonne nuit, messieurs. Et K. se retourna vers le poêle.
« Arpenteur ? » prononça encore derrière lui une voix qui semblait hésiter ; sur quoi tout le monde se tut. Mais le jeune homme ne tarda pas à se ressaisir et demanda à l’hôte, sur un ton assez bas pour marquer quelque égard à l’endroit du sommeil de K…, mais assez haut pour pouvoir être entendu de lui :
– Je vais me renseigner au téléphone.
Eh quoi ! le téléphone était-il installé dans cette auberge de village ? Quelle merveilleuse organisation ! Le détail en surprenait K. bien qu’il se fût attendu à l’ensemble. L’appareil se trouvait presque au-dessus de sa tête – K. avait eu tellement sommeil qu’il ne s’en était pas aperçu – ; si le jeune homme téléphonait il ne pourrait le faire sans troubler le dormeur, quelque bonne volonté qu’il y mit ; il ne s’agissait que de savoir si K. le laisserait oui ou non téléphoner : il décida de le laisser. Mais il devenait inutile dès lors de feindre le sommeil. Il voyait déjà les paysans se rapprocher pour parler entre eux, car la venue d’un arpenteur n’était pas mince événement. La porte de la cuisine s’était ouverte ; la puissante silhouette de l’hôtesse l’emplissait toute ; l’aubergiste s’approcha de sa femme sur la pointe des pieds pour lui faire part des événements ; et la conversation téléphonique commença. Le portier était endormi, mais il y avait un sous-portier à l’appareil, l’un des sous-portiers, un Monsieur Fritz.
Le jeune homme s’était nommé – il s’appelait Schwarzer – raconta comme quoi il avait trouvé K., un homme de trente à quarante ans, tout déguenillé, dormant tranquillement sur une paillasse avec son sac pour oreiller et un bâton noueux à portée de la main. Naturellement il lui avait paru suspect, et, comme l’aubergiste avait visiblement négligé son devoir, il avait dû, lui Schwarzer, étudier cette affaire pour accomplir le sien. K. avait pris fort mal la chose quand il s’était vu réveillé, interrogé et menacé, comme de rigueur, d’être expulsé ; il avait peut-être d’ailleurs le droit de s’irriter, car il affirmait qu’il était un arpenteur venu sur les ordres du comte. Le devoir exigeait qu’on examinât, ne fût-ce que pour la forme, le bien-fondé de cette affirmation. Schwarzer priait en conséquence Monsieur Fritz de demander au bureau central si l’on attendait vraiment un arpenteur et de téléphoner immédiatement ce qu’on aurait appris.
Puis tout se tut ; là-bas, Fritz devait se renseigner, et on attendait la réponse. K. ne changea pas de position, il ne se retourna même pas, ne témoigna aucune curiosité et resta là à regarder devant lui dans le vide.
Ce rapport de Schwarzer où se mêlaient la prudence et la méchanceté lui donnait une idée des ressources diplomatiques dont jouissaient au Château même d’infimes employés. C’étaient des travailleurs puisqu’il y avait un service de nuit au bureau central, et ce service devait donner très vite les informations demandées car Fritz rappelait déjà. Sa réponse dut être bien courte, Schwarzer raccrocha aussitôt violemment :
– Je le disais bien, s’écria-t-il, pas plus d’arpenteur que sur ma main, un vulgaire vagabond qui raconte des histoires, et pis encore probablement.
Un instant K. pensa que tous, Schwarzer, patron, patronne et paysans allaient se précipiter sur lui. Pour éviter le premier choc il se recroquevilla sous sa couverture. À ce moment le téléphone rappela encore, et assez fort. K. sortit lentement la tête. Bien qu’il fût très invraisemblable que ce deuxième appel le concernât aussi, tout le monde s’arrêta et Schwarzer retourna à l’appareil. Il écouta une assez longue explication, puis il dit à voix basse :
– C’était une erreur ! Voilà qui est très gênant pour moi. Le chef de bureau a téléphoné lui-même ? Étrange, étrange. Comment expliquer la chose à Monsieur l’arpenteur ?
K. dressa l’oreille. Le Château l’avait donc nommé arpenteur. D’un côté c’était mauvais ; cela montrait qu’au Château on savait de lui tout ce qu’il fallait, qu’on avait pesé les forces en présence et qu’on acceptait le combat en souriant. Mais d’autre part c’était bon signe aussi, car cela prouvait, à son avis, qu’on sous-estimait ses forces et qu’il aurait plus de liberté qu’il n’en eût pu espérer de prime abord. Si l’on croyait pouvoir le tenir en état de crainte constante en reconnaissant ainsi sa qualité d’arpenteur – ce qui donnait évidemment au Château la supériorité morale, – on se trompait ; il en éprouvait bien un petit frisson passager, mais c’était tout.
Comme Schwarzer s’approchait de lui timidement, il lui fit signe de s’éloigner ; il refusa aussi de s’installer, comme on l’en pressait, dans la chambre même de l’hôte ; il n’accepta qu’un peu de boisson de l’aubergiste et de l’hôtesse qu’une cuvette avec une serviette et du savon ; il n’eut même pas à demander qu’on évacuât la salle, tout le monde se retira vivement en détournant la tête pour ne pas risquer d’être reconnu le lendemain.
On éteignit la lampe et il put enfin se reposer. Il s’endormit profondément et s’éveilla au matin d’un sommeil qui n’avait été troublé qu’une ou deux fois par les promenades des rats.
Après le déjeuner qui, d’après l’aubergiste, devait être réglé par le Château comme tout l’entretien de K., il voulut se rendre au village immédiatement. Mais comme son hôte, avec lequel il n’avait encore échangé que les paroles les plus nécessaires – car il se souvenait de la scène de la veille, – comme son hôte ne cessait de rôder autour de lui d’un air suppliant, il le prit en pitié et le fit asseoir un instant.
– Je ne connais pas encore le comte, lui dit-il ; il paraît qu’il paye bien le bon travail, est-ce vrai ? Quand on part comme moi si loin de sa femme et de son enfant, ce n’est pas pour revenir les mains vides.
– Vous n’avez pas besoin de vous tracasser à ce sujet, répondit l’aubergiste, personne ne se plaint d’être mal payé.
– Tant mieux, dit K…, je ne suis pas un timide et je ne me gênerais pas pour parler à un comte, mais il vaut naturellement mieux que tout se passe sans discussion.
L’aubergiste s’était assis en face de K. sur le rebord de la fenêtre, il n’osait pas s’installer mieux et ne cessait de regarder K. de ses grands yeux noirs apeurés. Au début il le recherchait, et maintenant on aurait dit qu’il voulait le fuir. Craignait-il d’être interrogé sur le comte ? Se méfiait-il de K., maintenant qu’il voyait en lui un « Monsieur » ? K. sentit le besoin de se débarrasser de lui. Il regarda sa montre et dit :
– Mes aides ne vont pas tarder, pourras-tu les loger ici ?
– Certainement, répondit l’hôte. Mais ne logeront-ils pas au Château avec toi ?
L’aubergiste renonçait-il donc si facilement à des clients – surtout à K., – pour les renvoyer ainsi au Château ?
– Ce n’est pas encore sûr, dit K. Il faut d’abord que je connaisse la tâche qu’on va me donner. Si je dois travailler en bas, dans le village, il vaudra mieux que je loge ici. Je crains d’ailleurs que la vie ne me plaise pas au Château. Je veux rester libre.
– Tu ne connais pas le Château, dit l’aubergiste à voix basse.
– Évidemment, dit K., il ne faut pas juger trop vite. Pour le moment tout ce que je sais du Château c’est qu’il s’entend à choisir ses arpenteurs. Peut-être a-t-il d’autres qualités.
Et il se leva pour se délivrer de l’aubergiste qui mordillait nerveusement ses lèvres. Décidément la confiance de cet homme n’était pas facile à gagner.
En s’en allant, K. fut frappé par un portrait sombre qui pendait au mur dans un cadre noir. Il l’avait déjà remarqué de son lit, mais, ne pouvant distinguer les détails à distance, il l’avait pris pour un vêtement noir. Pourtant, c’était bien un tableau, il le voyait maintenant, c’était le buste d’un homme d’environ cinquante ans. Ce personnage penchait la tête si bas qu’on distinguait à peine les yeux ; le front était très haut, très lourd, et le nez fort et recourbé. La barbe, aplatie par le menton contre la poitrine, reprenait plus bas son ampleur. La main gauche, les doigts ouverts, s’enfonçait dans les grands cheveux, et l’homme ne pouvait plus relever la tête.
– Qui est-ce ? demanda K. ; le comte ?
Il se tenait devant le tableau, il n’avait même pas regardé l’aubergiste.
– Non, dit l’hôte, c’est le portier.
– Ils ont vraiment un beau portier dans ce Château, déclara K., dommage que son fils lui ressemble si peu.
– Mais non, dit l’aubergiste, et il fit pencher K. pour lui chuchoter à l’oreille : – Schwarzer a exagéré hier soir, son père n’est que sous-portier, et encore l’un des derniers.
L’aubergiste faisait dans cet instant à K. l’effet d’un enfant.
– Ah ! l’animal ! dit K. en riant.
Mais l’aubergiste ne rit pas, il déclara :
– Son père est puissant lui aussi.
– Allons donc ! dit K., tu crois tout le monde puissant, peut-être même moi ?
– Non, toi, dit l’hôte d’une voix timide mais d’un ton grave, je ne te crois pas puissant.
– Tu observes fort bien, dit K. ; en effet, entre nous, je ne suis pas puissant ; sans doute, je n’ai pas moins de respect que toi pour ceux qui le sont, seulement je suis moins franc, je ne veux pas toujours l’avouer.
Et il tapota la joue de l’hôte pour le consoler et gagner ses bonnes grâces. L’autre sourit alors un peu. Il ressemblait vraiment à un adolescent avec son visage délicat et son menton presque sans barbe. Comment s’était-il apparié avec cette femme volumineuse et d’air âgé que l’on voyait remuer, les coudes loin du corps, par la petite fenêtre qui donnait sur la cuisine ? Mais K. ne voulait plus sonder l’homme ; il eût craint de chasser le sourire qu’il avait fini par obtenir. Aussi lui fit-il simplement signe d’ouvrir la porte et il sortit dans la rue où l’accueillit un beau matin d’hiver.
Maintenant il voyait le Château qui se détachait nettement là-haut dans l’air lumineux ; la neige qui s’étalait partout en couche mince en accusait nettement le contour. Elle semblait d’ailleurs moins épaisse sur la montagne qu’au village où K. avait autant de peine à marcher que la veille sur la grand-route. La neige montait jusqu’aux fenêtres des cabanes et pesait lourdement sur les toitures basses, tandis que là-haut, sur la montagne, tout avait un air dégagé, tout montait librement dans l’air, c’était du moins ce qu’il semblait d’ici.
En somme, tel qu’on le voyait ainsi de loin, le Château répondait à l’attente de K. Ce n’était ni un vieux Château féodal ni un palais de date récente, mais une vaste construction composée de quelques bâtiments à deux étages et d’un grand nombre de petites maisons pressées les unes contre les autres ; si l’on n’avait pas su que c’était un Château on aurait pu croire qu’on avait affaire à une petite ville. K. ne vit qu’une tour et ne put discerner si elle faisait partie d’une maison d’habitation ou d’une église. Des nuées de corneilles décrivaient leurs cercles autour d’elle.
K. poursuivit son chemin, les yeux braqués sur le Château ; rien d’autre ne l’inquiétait. Mais en se rapprochant il fut déçu ; ce Château n’était après tout qu’une petite ville misérable, un ramassis de bicoques villageoises que rien ne distinguait, sinon, si l’on voulait, qu’elles étaient toutes de pierre, mais le crépi semblait parti depuis longtemps et cette pierre semblait s’effriter. Un souvenir fugitif vint frapper l’esprit de K… : il songea à sa ville natale. Elle le cédait à peine à ce prétendu Château ; si K. n’était venu que pour le voir, ç’aurait été un voyage perdu et il aurait mieux fait d’aller revoir sa patrie où il n’était plus retourné depuis si longtemps. Il comparait en pensée le clocher de son village avec la tour qui se dressait là-haut. Celle du clocher, sûre d’elle, montait tout droit sans une hésitation et se rajeunissait en haut, terminée par un large toit qui la couvrait de tuiles rouges ; c’était un bâtiment terrestre, bien sûr, – que pouvons-nous construire d’autre ? – mais qui plaçait son but plus haut que le plat ramassis des petites maisons et qui prenait une expression plus lumineuse au-dessus des tristes jours et du travail quotidien. La tour d’ici – la seule que l’on vît – était la tour d’une maison d’habitation – on s’en rendait compte maintenant, – peut-être celle du corps principal du Château ; c’était une construction ronde et uniforme dont le lierre recouvrait gracieusement une partie ; elle était percée de petites fenêtres que le soleil faisait étinceler ; elle avait quelque chose de fou et se terminait par une sorte de plate-forme dont les créneaux incertains, irréguliers et ruineux, gravaient dans un ciel bleu des dents qui semblaient avoir été dessinées par la main craintive ou négligente d’un enfant. On eût dit qu’un triste habitant, contraint de vivre enfermé dans la pièce la plus reculée de la maison, avait crevé le toit et s’était levé pour se montrer au monde.
PREMIÈRES PAGES
L’idée de ramasser dans un seul billet ce qui a été éparpillé dans ce site m’a encore été soufflée par une lectrice très bienveillante. Il s’agissait de reprendre le contenu de l’une des entrées de mon menu (“la première page”), de copier, de coller. Fastideux mais sans difficulté. J’ai cependant inséré quelques vidéos (encore des vagues pour une pause entre les lectures.
PREMIÈRE PAGE : C’est là, parait-il, que le talent se révèle. Victor Hugo écrivait que “tout grand écrivain frappe la prose à son effigie“.Le premier coup doit être le bon.
Certains apprentis écrivains le savent, pour abandonner après la première page. Il est rare d’avoir un bon texte après une première page calamiteuse.
En vrac
Pessoa, Roth, Singer, Gary, Lessing, Steinbeck, Hammett, Chandler, Rosset, Kundera, Woolf, del Castillo, Déon, Borges, Dostoievski, Modiano, Loti, Ishiguro, Conrad, Flaubert, Cohen, Rolin, Chase, Hemingway, Daudet, Calvino
- Fernando Pessoa. « Le livre de l’intranquillité »
- Woolf, Virginia. « Vers le phare. »
- Roth, Philip. “Indignation”
- Dashiell Hammett. « Le faucon de Malte. »
- Kazuo Ishiguro. “Les vestiges du jour”
- Isaac Bashevis Singer. “La famille Moskat”
- F. Scott. Fitzgerald “Tendre est la nuit”
- Raymond Chandler. « La grande fenêtre. »
- Clément Rosset. “La joie est plus profonde que la tristesse : Entretiens avec Alexandre Lacroix”
- Jean Rolin. « Ormuz».
- Milan Kundera. « La plaisanterie. »
- Virginia Woolf. « Les vagues. »
- Albert Camus “la Peste”
- Roth, Philip. “La Tache”.
- James Hadley Chase. « Pas d’orchidées pour Miss Blandish. »
- Colette “Le pur et l’impur”
- Italo Calvino. “Le baron perché”
- Michel del Castillo. “La Nuit du Décret”
- Albert Cohen. « Mangeclous. »
- Ernest Hemingway. « Pour Qui Sonne Le Glas. »
- John Steinbeck. « Les raisins de la colère. »
- Michel Déon. « Les Poneys sauvages
- Alphonse Daudet. « Sapho. »
- Gustave Flaubert. « Madame Bovary. »
- Doris Lessing. Le Carnet d’or.
- Joseph Conrad. « Lord Jim »
- J.-L. Borges. « Le Rapport de Brodie. »
- Romain Gary. «”Les cerfs-volants”
- Dostoievsvki. « Les Frères Karamazov. »
- Patrick Modiano. « Les boulevards de ceinture. »
- Pierre Loti. « Les Désenchantées. »
Fernando Pessoa. « Le livre de l’intranquillité »
Je vous écris aujourd’hui, poussé par un besoin sentimental — un désir aigu et douloureux de vous parler. Comme on peut le déduire facilement, je nr’ai rien à vous dire. Seulement ceci — que je me trouve aujourd’hui au fond d’une dépression sans fond. L’absurdité de l’expression parlera pour moi.
Je suis dans un de ces jours où je n’ai jamais eu d’avenir. Il n’y a qu’un présent immobile, encerclé d’un mur d’angoisse. La rive d’en face du fleuve n’est jamais, puisqu’elle se trouve en face, la rive de ce côté-ci ; c’est là toute la raison de mes souffrances. Il est des bateaux qui aborderont à bien des ports, mais aucun n’abordera à celui où la vie cesse de faire souffrir, et il n’est pas de quai où l’on puisse oublier. Tout cela sb’est passé voici bien longtemps, mais ma tristesse est plus ancienne encore.
En ces jours de l’âme comme celui que je vis aujourd’hui, je sens, avec toute la conscience de mon corps, combien je suis l’enfant douloureux malmené par la vie. On m’a mis dans un coin, d’où j’entends les autres jouer. Je sens dans mes mains le jouet cassé qu’on m’a donné, avec une ironie dérisoire. Aujourd’hui 14 mars, à neuf heures dix du soir, voilà toute la saveur, voilà toute la valeur de ma vie.
Dans le jardin que j’aperçois, par les fenêtres silencieuses de mon incarcération, on a lancé toutes les balançoires par-dessus les branches, d’où elles pendent maintenant ; elles sont enroulées tout là-haut ; ainsi l’idée d’une fuite imaginaire ne peut même pas s’aider des balançoires, pour me faire passer le temps.
Tel est plus ou moins, mais sans style, mon état d’âme en ce moment. Je suis comme la Veilleuse du Marin, les yeux me brûlent d’avoir pensé à pleurer. La vie me fait mal à petit bruit, à petites gorgées, par les interstices. Tout cela est imprimé en caractères tout petits, dans un livre dont la brochure se défait déjà
Woolf, Virginia. « Vers le phare. »
Oui, bien sûr, s’il fait beau demain », dit Mrs Ramsay. « Mais, ajouta-t-elle, il faudra que tu te lèves à l’aurore. »
À ces mots, son fils ne se sentit plus de joie, comme s’il était entendu que l’expédition aurait lieu à coup sûr et que cette merveille qu’il attendait depuis des années et des années semblait-il, était enfin, passé une nuit d’obscurité et une journée de mer, à portée de sa main. Comme il appartenait déjà, à l’âge de six ans, au vaste clan de ceux dont les sentiments ont tendance à empiéter les uns sur les autres, et qui ne peuvent empêcher les perspectives d’avenir, leurs joies et leurs peines, de brouiller la réalité présente ; comme pour ces gens-là, si petits soient-ils, le moindre tour de la roue des sensations a le pouvoir de cristalliser et fixer l’instant sur quoi porte son ombre ou sa lumière, James Ramsay, assis par terre à découper des illustrations dans le catalogue des « Army and Navy Stores », investit l’image d’un réfrigérateur, tandis que sa mère parlait, d’un bonheur suprême. Elle était auréolée de joie. La brouette, la tondeuse à gazon, le bruissement des peupliers, la pâleur des feuilles avant la pluie, le croassement des freux, les chocs des balais, le froissement des robes – tout avait dans son esprit tant de couleur et de netteté qu’il possédait déjà son code personnel, son langage secret, tout en donnant l’image de la rigueur absolue et intraitable, avec son grand front, ses yeux bleus farouches, parfaitement francs et limpides, et ce léger froncement de sourcil devant le spectacle de la fragilité humaine, au point que sa mère, le regardant guider précisément ses ciseaux autour du réfrigérateur, l’imaginait siégeant au tribunal, tout de rouge et d’hermine vêtu, ou décidant de mesures difficiles et cruciales à un moment critique pour la nation.
« Mais », dit son père en s’arrêtant devant la fenêtre du salon, « il ne fera pas beau. »
S’il avait eu une hache à sa portée, un tisonnier ou toute arme capable de fendre la poitrine de son père, de le tuer, là, sur-le-champ, James s’en serait emparé. C’était bien ce genre d’émotions extrêmes que Mr Ramsay, par sa seule présence, soulevait dans le cœur de ses enfants ; quand il se tenait là, comme en ce moment, maigre comme un couteau, étroit comme une lame, avec ce sourire sarcastique qui, outre le plaisir de décevoir son fils et de ridiculiser sa femme, qui lui était dix mille fois supérieure en tout (selon James), traduisait la secrète vanité qu’il tirait de la rectitude de son jugement. Ce qu’il disait était vrai. C’était toujours vrai. Il était incapable de proférer une contrevérité ; ne transigeait jamais avec les faits ; ne modifiait jamais une parole désagréable pour satisfaire ou arranger âme qui vive, et surtout pas ses propres enfants qui, chair de sa chair, devaient savoir dès leur plus jeune âge que la vie est difficile ; les faits irréductibles ; et que la traversée jusqu’à cette terre fabuleuse où s’anéantissent nos plus belles espérances, où nos frêles esquifs s’abîment dans les ténèbres (là, Mr Ramsay se redressait, plissait ses petits yeux bleus et les fixait sur l’horizon), est un voyage qui exige avant tout courage, probité, et patience dans l’épreuve.
« Mais peut-être qu’il fera beau – je crois bien qu’il fera beau », dit Mrs Ramsay en tirant impatiemment sur le bas de couleur brun-rouge qu’elle était en train de tricoter. Si elle le terminait ce soir, si finalement ils allaient au Phare, elle en ferait cadeau au gardien pour son petit garçon menacé de tuberculose de la hanche ; plus un tas de vieilles revues et du tabac, en fait tout ce qui traînait par-ci par-là, dont on n’avait pas vraiment besoin, qui encombrait seulement la pièce, histoire de donner à ces pauvres gens qui devaient s’ennuyer à mourir sans rien d’autre à faire qu’astiquer la lampe, égaliser la mèche et ratisser leur bout de jardin, de quoi se distraire. Car, demandait-elle volontiers, que diriez-vous de rester enfermé tout un mois, et parfois davantage par gros temps, sur un rocher pas plus grand qu’un terrain de tennis ? Et de ne recevoir ni lettres ni journaux, et de ne voir personne ; si vous étiez marié, de ne pas voir votre femme, de ne pas savoir comment vont vos enfants – s’ils sont malades, s’ils sont tombés et se sont cassé bras ou jambes ; de voir toujours les mêmes vagues se briser monotones semaine après semaine, jusqu’à ce qu’arrive une tempête épouvantable, que les vitres se couvrent d’embruns, que les oiseaux viennent se fracasser contre la lampe et que tout l’édifice se mette à trembler, et de ne pas pouvoir mettre le nez dehors de peur d’être emporté par une lame ? Que diriez-vous de cela ? demandait-elle en s’adressant plus particulièrement à ses filles. Et donc, ajoutait-elle sur un ton sensiblement différent, on se devait de leur apporter tout ce qui était susceptible d’agrémenter un peu leur existence.
Roth, Philip. “Indignation”
Deux mois et demi environ après que les divisions bien entraînées de la Corée du Nord, armées par les Soviétiques et les communistes chinois, eurent traversé le 38e parallèle et pénétré en Corée du Sud le 25 juin 1950, et qu’eut débuté le calvaire de la guerre de Corée, je devins étudiant à Robert Treat, un petit collège universitaire du centre de Newark, qui portait le nom du fondateur de la ville au XVIIe siècle. J’étais le premier membre de notre famille à faire des études supérieures. Aucun de mes cousins n’avait été au-delà du lycée, et ni mon père ni ses trois frères n’avaient terminé l’école primaire. « Je travaille pour gagner de l’argent », m’avait dit mon père, « depuis l’âge de dix ans. » C’était un boucher de quartier pour qui j’avais fait les livraisons à bicyclette durant toute ma scolarité, sauf pendant la saison de base-ball et les après-midi où je devais participer aux concours inter-scolaires en tant que membre de l’équipe des débatteurs. Disons qu’à partir du jour où j’ai quitté la boucherie — j’y avais travaillé pour lui soixante heures par semaine, entre la fin de mes études secondaires, en janvier, et la rentrée universitaire en septembre —, oui, disons qu’à partir du jour où j’ai commencé à suivre mes cours à Robert Treat, mon père a vécu dans la crainte de me voir mourir. Peut-être sa peur avait-elle un rapport avec la guerre dans laquelle les forces armées des États-Unis, sous les auspices des Nations unies, s’étaient immédiatement engagées pour soutenir l’effort de l’armée sud-coréenne mal entraînée et sous-équipée ; ou peut-être avait-elle un rapport avec les lourdes pertes que subissaient nos troupes face à la force de frappe des communistes, et avec sa crainte, si le conflit devait durer aussi longtemps que la Seconde Guerre mondiale, de me voir enrôlé…
Dashiell Hammett. « Le faucon de Malte. »
Sam Spade avait la mâchoire inférieure lourde et osseuse. Son menton saillait, en V, sous le V mobile de la bouche. Ses narines se relevaient en un autre V plus petit. Seuls, ses yeux gris jaune coupaient le visage d’une ligne horizontale. Le motif en V reparaissait avec les sourcils épais, partant de deux rides jumelles à la racine du nez aquilin et les cheveux châtain très pâle, en pointe sur le front dégarni, découvrant les tempes. Il avait quelque chose d’un sympathique Méphisto blond.
— Qu’est-ce qu’il y a, mon petit ? dit-il à Effie Perine.
La jeune fille, bronzée, grande – une fausse maigre portait une robe de lainage mince qui moulait ses formes comme un drap mouillé. Ses yeux bruns riaient dans un visage lumineux d’adolescent. Elle ferma la porte derrière elle et s’adossa au battant.
— C’est une femme qui voudrait te voir, dit-elle. Elle s’appelle Miss Wonderly.
— Une cliente ?
— Je crois. De toute façon, tu aurais envie de la voir. Elle est formidable.
— Fais entrer, chérie, fais entrer, dit Spade.
Effie Perine rouvrit la porte qui communiquait avec le bureau de réception. Sans lâcher le bouton, elle s’effaça.
— Voulez-vous entrer, Miss Wonderly ?
Une voix répondit : « Merci ! » si doucement que seule une parfaite articulation permit d’entendre les deux syllabes. La jeune femme entra lentement, un peu hésitante, attachant sur Spade le regard à la fois timide et scrutateur de deux yeux bleu de cobalt.
Elle était grande et mince, mais sans rien d’anguleux, la poitrine haute, les jambes longues, les attaches fines. Elle portait un « ensemble » en deux nuances de bleu, choisies sans doute pour faire valoir ses yeux. Elle avait, sous un chapeau bleu, des cheveux fauves et bouclés. Ses lèvres pourpres s’entrouvraient pour un timide sourire sur des dents éclatantes de blancheur.
Spade se leva, s’inclina et désigna de sa forte main un fauteuil de chêne. Il avait environ un mètre quatre-vingts. Ses épaules tombantes donnaient à son buste une forme conique : il avait un torse aussi profond que large, sur lequel flottait un veston gris qui sortait du pressing.
Miss Wonderly murmura de nouveau : « Merci », et s’assit sur le bord du siège.
Spade se renfonça dans son fauteuil tournant. D’un coup de reins, il le fit pivoter d’un quart de tour et sourit poliment. Il souriait sans desserrer les lèvres : tous les V de son visage s’allongèrent.
Le cliquetis amorti et le timbre grêle de la machine à écrire d’Effie Perine résonnaient de l’autre côté du mur. Quelque part dans le building, un moteur vibrait sourdement. Sur le bureau de Spade une cigarette fumait dans un cendrier de cuivre rempli de mégots. De légers flocons de cendres étaient répandus sur le bois verni, le buvard vert et les papiers étalés. Par une fenêtre entrouverte derrière un rideau beige, pénétrait un courant d’air vaguement parfumé d’ammoniaque. Sur le bureau, les cendres frémissaient et se déplaçaient dans ce courant d’air…
Kazuo Ishiguro. “Les vestiges du jour”
Darlington Hall
Il semble de plus en plus probable que je vais réellement entreprendre l’expédition qui tient depuis quelques jours une place importante dans mon imagination. Une expédition, je dois le préciser, que j’entreprendrai seul, dans le confort de la Ford de Mr. Farraday ; une expédition qui, telle que je l’envisage, me conduira à travers une des plus belles campagnes d’Angleterre jusqu’au West Country, et pourrait bien me tenir éloigné de Darlington Hall pendant cinq ou six jours. L’idée de ce voyage, je dois le souligner, est née d’une suggestion fort aimable émise à mon intention par Mr. Farraday lui-même voici presque quinze jours, tandis que j’époussetais les portraits dans la bibliothèque. En fait, si je me souviens bien, j’époussetais, monté sur l’escabeau, le portrait du vicomte Wetherby lorsque mon employeur entra, chargé de quelques volumes dont il désirait sans doute qu’on les remît en rayon. Remarquant ma présence, il profita de cette occasion pour m’informer qu’il venait précisément de parachever le projet de retourner aux États-Unis pour une période de cinq semaines, entre août et septembre. Cela annoncé, mon employeur posa ses volumes sur une table, s’assit sur la chaise longue et allongea les jambes. Ce fut alors que, levant les yeux vers moi, il déclara : « Vous vous doutez, Stevens, que je ne vous demande pas de rester enfermé dans cette maison pendant toute la durée de mon absence. Si vous preniez la voiture pour aller vous balader pendant quelques jours ? À en juger par votre mine, un petit congé ne vous ferait pas de mal. »
Devant une proposition aussi imprévue, je ne savais trop comment réagir. Je me rappelle l’avoir remercié de sa sollicitude, mais sans doute ne dis-je rien de très précis car mon employeur poursuivit :
« Je parle sérieusement, Stevens. Vous devriez vraiment prendre un petit congé. Je paierai la note d’essence. Vous autres, vous passez votre vie enfermés dans ces grandes maisons à vous rendre utiles, et quand est-ce que vous arrivez à voir ce beau pays qui est le vôtre ? »
Ce n’était pas la première fois que mon employeur soulevait cette question ; en fait, il semble sincèrement préoccupé par ce problème. Ce jour, cependant, il me vint une sorte de repartie tandis que j’étais juché là-haut sur l’escabeau ; repartie visant à souligner que dans notre profession, si nous ne voyons pas à proprement parler le pays en sillonnant la campagne et en visitant des sites pittoresques, nous « voyons » en fait une part d’Angleterre plus grande que bien des gens, placés comme nous le sommes dans des demeures où se rassemblent les personnes les plus importantes du pays. Certes, je ne pouvais exprimer ce point de vue à l’intention de Mr. Farraday sans me lancer dans un discours qui aurait pu paraître présomptueux. Je me contentai donc de dire simplement :
« J’ai eu le privilège, monsieur, de voir entre ces mêmes murs, au fil des années, ce que l’Angleterre a de meilleur. »
Mr. Farraday ne sembla pas comprendre cette remarque, car il continua sur sa lancée : « J’insiste, Stevens. Ce n’est pas bien qu’un gars ne puisse pas visiter son propre pays. Suivez mon conseil, sortez de la maison pendant quelques jours. »
Isaac Bashevis Singer. “La famille Moskat”
Cinq ans après la mort de sa deuxième épouse, Reb Meshulam Moskat se maria pour la troisième fois. Sa nouvelle femme avait la cinquantaine. Originaire de Galicie, en Autriche orientale, c’était la veuve d’un riche brasseur de Brody, un homme érudit. Peu de temps avant sa mort, il avait fait faillite et ne laissait qu’une bibliothèque remplie d’ouvrages savants, un collier de perles – fausses, comme on allait le découvrir – et une fille prénommée Adèle. Elle s’appelait en réalité Eidele, mais sa mère, Rosa Frumetl, préférait Adèle, plus à la mode. Meshulam Moskat fit leur connaissance à Carlsbad, où il était allé suivre une cure, et il épousa la veuve là-bas. Personne à Varsovie ne fut mis au courant. Reb Meshulam n’écrivit à aucun membre de sa famille, ce n’était pas dans ses habitudes de rendre compte de ses faits et gestes. Ce ne fut qu’au milieu du mois de septembre qu’un télégramme adressé à son intendant à Varsovie annonça son retour, ordonnant que Leibel, le cocher, vînt attendre son maître à la gare de Vienne. Le train arriva dans la soirée. Reb Meshulam descendit du wagon de première classe, suivi de sa femme et de sa belle-fille.
Quand Leibel s’avança, il lui déclara : « Voici ta nouvelle maîtresse », en fermant une de ses lourdes paupières.
F. Scott. Fitzgerald “Tendre est la nuit”
Sur les bords charmants de la Méditerranée, à mi-chemin entre Marseille et la frontière italienne, se dresse un vaste et fier hôtel aux murs roses. Des palmiers éventent respectueusement sa façade congestionnée, et à ses pieds un bout de plage étincelle au soleil. Il est depuis peu le lieu de villégiature de gens chics et célèbres qui viennent y passer l’été. Il y a dix ans, le départ, en avril, de sa clientèle anglaise pour le Nord le laissait presque entièrement vide. Aujourd’hui, de nombreux petits pavillons en rez-de-chaussée s’agglutinent alentour, mais, au moment où cette histoire commence, on ne voyait qu’une dizaine de villas vétustes dont les dômes pourrissaient comme des nénuphars au milieu des denses pinèdes qui s’étendent entre l’hôtel des Étrangers de Gausse et Cannes, à huit kilomètres de là.
L’hôtel et son éblouissant tapis de prière havane, la plage, ne faisaient qu’un. Aux premières heures du jour, l’image de Cannes au loin, les vieux remparts rouge pâle et crème, les Alpes mauves qui ferment l’Italie se dessinaient sur les eaux de la baie et tremblaient parmi les rides et les anneaux que produisaient à la surface les ondoiements des plantes marines dans les fonds clairs. Avant 8 heures, un homme en peignoir bleu descendait à la plage et, après s’être copieusement aspergé d’eau froide, grognant d’abondance et respirant bruyamment, il s’ébattait pendant une minute dans les vagues. Une fois qu’il était reparti, la plage et la baie connaissaient une heure de calme. Des cargos, à l’horizon, se traînaient paresseusement vers l’ouest ; des employés de l’hôtel lançaient des cris dans la cour ; la rosée séchait sur les pins. Une heure plus tard, le concert des klaxons se déversait de la route en lacets au flanc du massif des Maures, qui sépare le littoral et la vraie Provence.
À moins de deux kilomètres à l’intérieur des terres, là où les bois de pins cèdent la place à des peupliers gris de poussière, se trouve une petite station de chemin de fer solitaire où, un matin de juin 1925, une victoria vint chercher une femme et sa fille pour les conduire à l’hôtel de Gausse. Le visage de la mère possédait un charme un peu fané, qui ne tarderait pas à être gâté par des plaques de couperose ; il y avait dans son expression quelque chose de tranquille et d’aimablement avisé. Le regard, cependant, se portait vite sur sa fille, ensorcelé par le joli rose des paumes et les joues délicatement ardentes, pareilles à celles des enfants, avec ces rougeurs délicieuses que leur donne le bain froid du soir. Son front beau et haut s’élevait doucement jusqu’aux cheveux, qui, l’encadrant comme s’il eût été un bouclier armorié, jaillissaient en boucles, mèches et frisettes d’un blond cendré mêlé d’or. Elle avait de grands yeux, vifs, clairs, humides et brillants, et sa carnation naturelle laissait deviner à fleur de peau la jeune vigueur des battements de son cœur. Son corps s’attardait avec grâce aux confins de l’enfance : elle avait presque dix-huit ans, serait bientôt femme, mais la rosée sur elle se voyait encore.
Raymond Chandler. « La grande fenêtre. »
La maison est située sur l’Avenue de Dresde, dans le quartier de Oak Knoll à Pasadena – une grande maison bien assise, fraîche d’aspect, au toit de tuiles roses et aux murs de brique lie de vin cernés de pierre blanche. Les fenêtres du rez-de-chaussée sont serties de plomb tandis que celles de l’étage, de style campagnard, s’encadrent de motifs rococo en fausse pierre. Devant la façade bordée de buissons fleuris, une immense pelouse du plus fin gazon dévale mollement vers l’avenue, léchant au passage le pied d’un énorme cèdre comme une rafraîchissante vague verte qui déferle autour d’un rocher. Le trottoir et l’allée d’accès sont très larges et le long de l’allée se dressent trois grands acacias blancs qui valent le coup d’œil. L’air matinal est déjà chargé des lourdes senteurs de l’été et toute végétation semble prostrée, dans cette atmosphère étouffante que les gens de là-bas appellent une belle journée fraîche.
Tout ce que je sais des habitants, c’est qu’il s’agit d’une certaine Mme Elisabeth Bright Murdock et de sa famille et qu’elle désire embaucher un détective privé bien propre et bien gentil qui ne mettra pas de cendre de cigare sur ses tapis et ne portera jamais plus d’un revolver sur lui. Je sais aussi qu’elle est la veuve d’un vieux barbu nommé Jasper Murdock qui s’est bourré les poches au service de la municipalité et dont le journal de Pasadena passe la photo chaque année le jour de son anniversaire, avec, en dessous, les dates de sa naissance et de sa mort et la légende : Une Vie consacrée au Devoir.
Laissant ma voiture le long du trottoir, je m’avance sur les quelques douzaines de pierres qui dessinent une chaussée à travers la pelouse, et je sonne sous le perron de brique au toit pointu. Le long de la façade, un petit mur en brique rouge court de la porte à l’allée et, au bout du parcours, sur un socle en ciment, s’érige la statue peinte d’un négrillon en tenue de cheval : culotte blanche, tunique verte et casquette rouge. Il brandit un fouet et un anneau de fer est scellé dans le ciment, à ses pieds. Il a l’air tout triste de celui qui attend depuis trop longtemps et qui finit par se décourager. Je m’avance vers lui et je lui tapote amicalement le crâne en attendant qu’on se décide à m’accueillir. Finalement, une Carabosse entre deux âges, déguisée en femme de chambre, entrouvre la porte d’environ vingt centimètres et me lorgne d’un air soupçonneux.
— Je suis Philip Marlowe, lui dis-je. Je viens voir Mme Murdock. J’ai rendez-vous.
« La maison est située sur l’Avenue de Dresde, dans le quartier de Oak Knoll à Pasadena – une grande maison bien assise, fraîche d’aspect, au toit de tuiles roses et aux murs de brique lie de vin cernés de pierre blanche. Les fenêtres du rez-de-chaussée sont serties de plomb tandis que celles de l’étage, de style campagnard, s’encadrent de motifs rococo en fausse pierre. Devant la façade bordée de buissons fleuris, une immense pelouse du plus fin gazon dévale mollement vers l’avenue, léchant au passage le pied d’un énorme cèdre comme une rafraîchissante vague verte qui déferle autour d’un rocher. Le trottoir et l’allée d’accès sont très larges et le long de l’allée se dressent trois grands acacias blancs qui valent le coup d’œil. L’air matinal est déjà chargé des lourdes senteurs de l’été et toute végétation semble prostrée, dans cette atmosphère étouffante que les gens de là-bas appellent une belle journée fraîche.
Tout ce que je sais des habitants, c’est qu’il s’agit d’une certaine Mme Elisabeth Bright Murdock et de sa famille et qu’elle désire embaucher un détective privé bien propre et bien gentil qui ne mettra pas de cendre de cigare sur ses tapis et[…] »
Clément Rosset. “La joie est plus profonde que la tristesse : Entretiens avec Alexandre Lacroix”
Le réel finit toujours par prendre sa revanche
Alexandre Lacroix : Qu’est-ce qu’un morceau de camembert ?
Clément Rosset : Mon ami et collègue Vincent Descombes m’a dit, un jour : « Toi, tu es un théologien du camembert. » On a la théologie qu’on peut… Il faisait allusion à cette page de mon essai L’Objet singulier (1979), où je pastiche le passage de la deuxième méditation de Descartes consacré au morceau de cire. Mon argument à propos du camembert est le suivant : chaque objet est singulier et il est impossible d’en décrire la singularité. Toutes les descriptions que nous pouvons donner d’un objet procèdent par voie de comparaison avec un étalon, un autre objet servant de référence. Ainsi, je peux comparer le camembert et le livarot ou le pont-l’évêque, mais dire ce qu’il est en lui-même, décrire sa saveur particulière, surtout quand il est bon, j’en suis incapable. Le camembert est à lui-même son propre patron, au sens que prend ce terme en couture. Un courtisan prétendait qu’il était difficile de louer Louis XIV, puisque celui-ci rayonnait de si merveilleuses qualités qu’il était à nul autre semblable, comparable seulement à lui-même. Cette propriété du Roi-Soleil est aussi celle du morceau de camembert, comme d’ailleurs de tout objet réel.
A. L. : Cela mène à votre définition du réel, comme « ensemble non clos d’objets non identifiables ». Qu’entendez-vous par là ?
C. R. : C’est en fait une définition très simple, qu’on pourrait tourner autrement : il n’y a pas deux brins d’herbe semblables. Il me vient à l’esprit un autre exemple, les nombres premiers. Ces nombres sont remarquables, car ils ne se laissent diviser que par eux-mêmes et par un. Ce sont, pour ainsi dire, des nombres tautologiques, qui ne sont faits que d’eux-mêmes. Ainsi, le réel est un ensemble d’objets indescriptibles, que nous ne sommes pas capables de dénombrer, ensemble dont nous ne pouvons pas dire s’il est fini ou infini – pour cette raison, je précise qu’il n’est pas « clos ». Il n’y a rien en dehors de lui, pas d’arrière-monde. Il n’y a pas non plus de miroir fidèle dans lequel regarder notre monde.
Jean Rolin. « Ormuz».
Après sa disparition, je me suis introduit dans la chambre de Wax à l’hôtel Atilar afin d’y inventorier ses affaires. C’était assez peu de chose : quelques vêtements légers, dont ceux, mis à sécher sur des cintres, qu’il avait pris soin de laver, la veille de sa tentative, comme il le faisait chaque soir, bien que l’hôtel disposât d’un service de blanchisserie, avec une ponctualité exaspérante à la longue. Une trousse de toilette dont je ne détaillerai pas le contenu, par discrétion, mais dont il me semble important, pour la compréhension de ce qui va suivre, de noter qu’elle renfermait, à côté de ce que l’on s’attend à rencontrer dans un accessoire de ce genre, tout un assortiment de fétiches ou de porte-bonheur, tels que des petits cailloux, des plumes, des perles de verre, ou d’autres menus objets témoignant de la survivance, chez Wax, d’un mode de pensée qui généralement se résorbe à l’âge adulte. Sur un carnet à spirale, des notes éparses, sans queue ni tête, qu’il me destinait afin que je les mette en forme dans ce grand récit de son exploit qu’il me payait pour écrire. Des cartes et des plans par dizaines, reproduisant à des échelles différentes les parages du détroit ou le Golfe dans sa totalité. Un rouleau entamé de bonbons Mentos, une cartouche également entamée de cigarettes Marlboro Light. Et ainsi de suite. Rien de bien intéressant, à l’exception peut-être du livre qu’il était en train de lire, un court roman de Joseph Conrad, Au bout du rouleau, dont le titre devait s’accorder parfaitement avec ses propres dispositions lorsqu’il en avait interrompu la lecture. La climatisation fonctionnait, ainsi que le réfrigérateur, à l’intérieur duquel il se trouvait encore deux petites bouteilles d’eau minérale, une boîte de Coca-Cola et une autre d’un soda de fabrication locale, en plus d’un emballage de plastique transparent contenant des grains de grenade dont je savais qu’il lui avait été offert par la réceptionniste de l’hôtel. (Les grains de grenade provenaient d’un jardin que son mari – le mari de la réceptionniste – possédait dans la région de Kerman, et qui, selon son témoignage, produisait également des pêches, des pommes et des noix.) En même temps que je vaquais dans la chambre à mes occupations, désormais, je mangeais de ces grains de grenade en les prenant tout d’abord un par un, dans leur emballage de plastique, puis, bientôt, par poignées, tant ils s’avérèrent succulents, et tout cela sans le moindre scrupule, tel qu’aurait dû m’en inspirer la disparition de leur possesseur légitime, mais non sans une certaine appréhension quant aux conséquences possibles de cette goinfrerie sur mon appareil digestif, dont le….
Milan Kundera. « La plaisanterie. »
Ainsi, après bien des années, je me retrouvais chez moi. Debout sur la grande place (qu’enfant, puis gamin, puis jeune homme, j’avais mille fois traversée), je ne ressentais nulle émotion ; au contraire, je pensais que cette place dont le beffroi (semblable à un reître sous son heaume) surplombe les toits rappelait le vaste terrain d’exercice d’une caserne, et que le passé militaire de cette ville de Moravie, jadis rempart contre les raids des Magyars et des Turcs, avait imprimé sur sa face la marque d’une irrévocable hideur.
Des années durant, rien ne m’avait attiré vers ma ville natale ; je me disais qu’elle m’était devenue indifférente, et cela me paraissait naturel : depuis quinze ans déjà je vis ailleurs, je n’ai plus ici que quelques connaissances, ou des copains (que je préfère du reste éviter), ma mère est enterrée dans une tombe étrangère dont je ne m’occupe pas. Mais je m’abusais : ce que j’appelais indifférence était en fait de la rancune ; les raisons m’en échappaient, car il m’était arrivé des choses bonnes ou mauvaises dans cette ville comme dans toutes les autres, en tout cas cette rancune était là ; j’en avais pris conscience à l’occasion de mon voyage : la tâche qui m’amenait ici, j’aurais pu, tout compte fait, l’accomplir aussi bien à Prague, mais j’avais été soudain irrésistiblement attiré par l’occasion offerte de l’exécuter dans ma ville natale justement parce qu’il s’agissait d’une tâche cynique et terre à terre qui, avec dérision, m’acquittait du soupçon de revenir ici sous l’effet d’un mièvre attendrissement sur le temps perdu.
Une fois encore je parcourus d’un œil narquois la place disgracieuse avant de lui tourner le dos pour prendre la rue de l’hôtel où ma chambre était retenue pour la nuit. Le portier me tendit une clé à poire de bois en disant : « Deuxième étage. » La chambre n’était pas très engageante : un lit contre le mur, au milieu une petite table avec une seule chaise, à côté du lit une prétentieuse table de toilette en acajou avec miroir, près de la porte un lavabo écaillé absolument minuscule. Je posai ma serviette sur la table et j’ouvris la fenêtre : la vue donnait sur une cour et sur des maisons présentant à l’hôtel leur dos nu et sale. Je fermai la fenêtre, abaissai les rideaux et m’approchai du lavabo qui comportait deux robinets marqués l’un en rouge, l’autre en bleu ; je les essayai, l’eau en coulait également froide. J’examinai la table, laquelle, à la rigueur, suffirait, une bouteille et deux verres y trouvant fort bien place ; malheureusement, une seule personne pouvait s’y installer, faute d’une seconde chaise dans la pièce. Ayant poussé la table vers le lit, je tentai de m’asseoir sur celui-ci, seulement il était trop bas et la table trop haute
Virginia Woolf. « Les vagues. »
Le soleil ne s’était pas encore levé. La mer et le ciel eussent semblé confondus, sans les mille plis légers des ondes pareils aux craquelures d’une étoffe froissée. Peu à peu, à mesure qu’une pâleur se répandait dans le ciel, une barre sombre à l’horizon le sépara de la mer, et la grande étoffe grise se raya de larges lignes bougeant sous sa surface, se suivant, se poursuivant l’une l’autre en un rythme sans fin.
Chaque vague se soulevait en s’approchant du rivage, prenait forme, se brisait, et traînait sur le sable un mince voile d’écume blanche. La houle s’arrêtait, puis s’éloignait de nouveau, avec le soupir d’un dormeur dont le souffle va et vient sans qu’il en ait conscience. Peu à peu la barre noire de l’horizon s’éclaircit : on eût dit que de la lie s’était déposée au fond d’une vieille bouteille, laissant leur transparence aux vertes parois de verre. Tout au fond, le ciel lui aussi devint translucide comme si un blanc sédiment s’en était détaché, ou comme si le bras d’une femme couchée sous l’horizon avait soulevé une lampe : des bandes de blanc, de jaune, de vert s’allongèrent sur le ciel comme les branches plates d’un éventail. Puis la femme invisible souleva plus haut sa lampe ; l’air enflammé parut se diviser en fibres rouges et jaunes, s’arracher à la verte surface dans une palpitation brûlante, comme les lueurs fumeuses au sommet des feux de joie. Peu à peu les fibres se fondirent en une seule masse incandescente ; la lourde couverture grise du ciel se souleva, se transmua en un million d’atomes bleu tendre. La surface de la mer devint lentement transparente ; les larges lignes noires disparurent presque sous ces ondulations et sous ces étincelles. Le bras qui tenait la lampe l’éleva sans hâte : une large flamme apparut enfin. Un disque de lumière brûla sur le rebord du ciel, et la mer tout autour ne fut plus qu’une seule coulée d’or.
La lumière frappa tour à tour les arbres du jardin, et les feuilles devenues transparentes s’éclairèrent l’une après l’autre. Un oiseau gazouilla, très haut ; il y eut un silence ; plus bas, un autre oiseau reprit le même chant. Le soleil rendit aux murs leurs arêtes tranchantes, le bout de l’éventail du soleil s’appuya contre un store blanc ; le doigt du soleil marqua d’ombres bleues un bouquet de feuilles près d’une fenêtre de chambre à coucher. Le store frémit doucement, mais tout dans la maison restait vague et sans substance. Au-dehors, les oiseaux chantaient leurs mélodies vides.
Albert Camus “la Peste”
Les curieux événements qui font le sujet de cette chronique se sont produits en 194., à Oran. De l’avis général, ils n’y étaient pas à leur place, sortant un peu de l’ordinaire. À première vue, Oran est, en effet, une ville ordinaire et rien de plus qu’une préfecture française de la côte algérienne.
La cité elle-même, on doit l’avouer, est laide. D’aspect tranquille, il faut quelque temps pour apercevoir ce qui la rend différente de tant d’autres villes commerçantes, sous toutes les latitudes. Comment faire imaginer, par exemple, une ville sans pigeons, sans arbres et sans jardins, où l’on ne rencontre ni battements d’ailes ni froissements de feuilles, un lieu neutre pour tout dire ? Le changement des saisons ne s’y lit que dans le ciel. Le printemps s’annonce seulement par la qualité de l’air ou par les corbeilles de fleurs que des petits vendeurs ramènent des banlieues ; c’est un printemps qu’on vend sur les marchés. Pendant l’été, le soleil incendie les maisons trop sèches et couvre les murs d’une cendre grise ; on ne peut plus vivre alors que dans l’ombre des volets clos. En automne, c’est, au contraire, un déluge de boue. Les beaux jours viennent seulement en hiver.
Une manière commode de faire la connaissance d’une ville est de chercher comment on y travaille, comment on y aime et comment on y meurt. Dans notre petite ville, est-ce l’effet du climat, tout cela se fait ensemble, du même air frénétique et absent. C’est-à-dire qu’on s’y ennuie et qu’on s’y applique à prendre des habitudes. Nos concitoyens travaillent beaucoup, mais toujours pour s’enrichir. Ils s’intéressent surtout au commerce et ils s’occupent d’abord, selon leur expression, de faire des affaires. Naturellement ils ont du goût aussi pour les joies simples, ils aiment les femmes, le cinéma et les bains de mer. Mais, très raisonnablement, ils réservent ces plaisirs pour le samedi soir et le dimanche, essayant, les autres jours de la semaine, de gagner beaucoup d’argent. Le soir, lorsqu’ils quittent leurs bureaux, ils se réunissent à heure fixe dans les cafés, ils se promènent sur le même boulevard ou bien ils se mettent à leurs balcons. Les désirs des plus jeunes sont violents et brefs, tandis que les vices des plus âgés ne dépassent pas les associations de boulomanes, les banquets des amicales et les cercles où l’on joue gros jeu sur le hasard des cartes…
Roth, Philip. “La Tache”.
À l’été 1998, mon voisin, Coleman Silk, retraité depuis deux ans, après une carrière à l’université d’Athena où il avait enseigné les lettres classiques pendant une vingtaine d’années puis occupé le poste de doyen les seize années suivantes, m’a confié qu’à l’âge de soixante et onze ans il vivait une liaison avec une femme de ménage de l’université qui n’en avait que trente-quatre. Deux fois par semaine, elle faisait aussi le ménage à notre poste rurale, baraque de planches grises qu’on aurait bien vu abriter une famille de fermiers de l’Oklahoma contre les vents du Dust Bowl dans les années trente, et qui, en face de la station-service, à l’écart de tout, solitaire, fait flotter son drapeau américain à la jonction des deux routes délimitant le centre de cette petite ville à flanc de montagne.
La première fois que Coleman avait vu cette femme, elle lessivait le parterre de la poste : il était arrivé tard, quelques minutes avant la fermeture, pour prendre son courrier. C’était une grande femme maigre et anguleuse, des cheveux blonds grisonnants tirés en queue-de-cheval, un visage à l’architecture sévère comme on en prête volontiers aux pionnières des rudes commencements de la Nouvelle-Angleterre, austères villageoises dures à la peine qui, sous la férule du pasteur, se laissaient docilement incarcérer dans la moralité régnante. Elle s’appelait Faunia Farley, et plaquait sur sa garce de vie l’un de ces masques osseux et inexpressifs qui ne cachent rien et révèlent une solitude immense. Faunia habitait une chambre dans une laiterie du coin, où…
James Hadley Chase. « Pas d’orchidées pour Miss Blandish. »
L’afffaire débuta un après-midi du mois de juillet, par une chaleur torride, sous un ciel implacablement bleu et de brûlantes rafales de vent et de poussière.
Au carrefour de la route qui va de Fort Scott au Nevada et de la nationale 54, qui relie Pittsburg à Kansas City, se trouvent une gargote et un poste d’essence. La baraque en bois a pauvre apparence et ne possède qu’une seule pompe, exploitée par un veuf d’un certain âge et sa fille, une blonde bien en chair.
Il était un peu plus d’une heure de l’après-midi lorsqu’une Packard poussiéreuse s’arrêta devant le restaurant. Il y avait deux hommes dans la voiture ; l’un d’eux dormait.
Bailey, le conducteur, sortit de la voiture. C’était un homme court et trapu, au lourd visage brutal, aux yeux noirs, vifs et inquiets, et à la mâchoire striée d’une longue et pâle cicatrice. Son complet, poudreux et fripé, était usé jusqu’à la corde, et les poignets de sa chemise sale étaient effrangés. Bailey n’était pas dans son assiette. Il avait beaucoup bu la nuit précédente et la chaleur l’incommodait.
Il s’arrêta un instant pour jeter un coup d’œil sur son compagnon endormi, le vieux Sam, puis, haussant les épaules, il pénétra dans le restaurant et laissa le vieux Sam ronfler dans la voiture.
La blonde accoudée au comptoir lui sourit. Elle avait de grandes dents blanches qui le firent penser à des touches de piano. Elle était trop grosse pour son goût et il ne lui rendit pas son sourire.
« Salut, fit la fille d’une voix enjouée. Bouh ! Quelle chaleur ! J’ai pas fermé l’œil de la nuit.
— Scotch », commanda sèchement Bailey en repoussant son chapeau sur sa nuque et en essuyant son visage avec un mouchoir douteux.
La fille posa sur le comptoir une bouteille de whisky et un verre.
« Vous feriez mieux de prendre une bière, dit-elle en secouant ses boucles blondes. Le whisky, c’est pas bon par cette chaleur.
— Mettez-y une sourdine », rétorqua Bailey.
Colette “Le pur et l’impur”
En haut d’une maison neuve, on m’ouvrit un atelier vaste comme une halle, pourvu d’une large galerie à mi-hauteur, tendu de ces broderies de Chine que la Chine exécute pour l’Occident, à grands motifs un peu bâclés, assez belles. Le reste n’était que piano à queue, secs petits matelas du Japon, phonographe et azalées en pots. Sans surprise, je serrai la main tendue d’un confrère journaliste et romancier, et j’échangeai des signes de tête avec des amphitryons étrangers qui me parurent, Dieu merci, aussi peu liants que moi-même. Bien préparée à l’ennui, je pris place sur mon petit matelas individuel, en déplorant que la fumée de l’opium, gaspillée, s’envolât lourdement jusqu’aux verrières. Elle s’y décidait à regret, et son noir, apéritif parfum de truffe fraîche, de cacao brûlé, me donna la patience, une faim vague, de l’optimisme. Je trouvai aimables la couleur sourde et rouge des lumières voilées, la blanche flamme en amande des lampes à opium, l’une toute proche de moi, les deux autres perdues comme des follets, au loin, dans une sorte d’alcôve ménagée sous la galerie à balustres. Une jeune tête se pencha au-dessus de cette balustrade, reçut le rayon rouge des lanternes suspendues, une manche blanche flotta et disparut avant que je pusse deviner si la tête, les cheveux dorés collés comme des cheveux de noyée, le bras vêtu de soie blanche appartenaient à une femme ou à un homme.
« Vous venez en curieuse ? » me demanda mon confrère.
Il gisait sur son petit matelas ; je m’avisai qu’il avait troqué son smoking contre un kimono brodé et une aisance d’intoxiqué ; je ne souhaitai que m’écarter de lui, comme je fais des Français, toujours inopportuns, que je rencontre au-delà des frontières.
« Non, répondis-je. Par devoir professionnel. »
Il sourit.
« Je le pensais bien… Un roman ? »
Et je le détestai davantage, pour ce qu’il me croyait incapable – moi qui l’étais en effet – de goûter ce luxe : un plaisir tranquille, un peu bas, un plaisir inspiré seulement par une certaine forme du snobisme, l’esprit de bravade, une curiosité plus affectée que réelle… Je n’avais apporté qu’un chagrin bien caché, qui ne me laissait point de repos, et une affreuse paix des sens.
Un des hôtes inconnus ressuscita de sa couche pour m’offrir de fumer l’opium, de priser la cocaïne, de boire un cocktail. À chaque refus il levait légèrement la main pour exprimer sa déception. Il finit par me tendre une boîte de cigarettes, sourit d’une bouche anglaise et suggéra :
« Ne puis-je vraiment vous être utile en rien ? »
Je remerciai, et il se garda d’insister
Je me souviens encore, après quinze ans et plus, qu’il était beau et semblait sain, sauf qu’il tenait ses yeux trop ouverts entre des paupières raidies, comme on voit aux êtres qui souffrent d’insomnies longues et invétérées.
Une jeune femme, ivre autant que j’en pus juger, s’aperçut de ma présence, et annonça de loin qu’elle prétendait me « regarder sous le nez ». Elle répéta plusieurs fois : « Mais parfaitement, sous le nez, que j’irai la regarder. » Je ne vois pas d’autre incident gai à rapporter. Des fumeurs sérieux, indistincts dans l’ombre rougeâtre, la firent taire. Je crois que l’un d’eux lui donna des boulettes d’opium à mâcher. Elle s’en acquitta consciencieusement avec un petit bruit d’animal qui tète.
Je ne m’ennuyais point, car l’opium, que je ne fume pas, embaumait ce lieu banal. Deux jeunes gens, en se tenant par le cou, éveillèrent l’attention de mon confrère le journaliste, mais ils se contentèrent de parler bas et vite. L’un d’eux reniflait chroniquement et s’essuyait les yeux de sa manche. Le rouge obscur qui nous baignait eût pu engourdir les meilleures volontés. J’étais dans une fumerie et non dans une de ces assemblées où le spectateur puise généralement une assez durable répugnance de ce qu’il voit et de sa propre complaisance. Je m’en réjouis, et je commençai à espérer que nulle danseuse, nul danseur nus ne troubleraient la veillée, qu’aucun danger d’Américains, frétés d’alcool, ne nous menaçait et que le Columbia lui-même se tairait… Au même instant, une voix féminine, cotonneuse, rêche et douce comme sont les pêches dures à gros velours, se mit à chanter, et nous fut à tous si agréable que nous nous gardâmes bien d’applaudir, même par un murmure.
Italo Calvino. “Le baron perché”
C’est le 15 juin 1767 que Côme Laverse du Rondeau, mon frère, s’assit au milieu de nous pour la dernière fois. Je m’en souviens comme si c’était hier. Nous étions dans la salle à manger de notre villa d’Ombreuse ; les fenêtres encadraient les branches touffues de la grande yeuse du parc. Il était midi ; c’est à cette heure-là que notre famille, obéissant à une vieille tradition, se mettait à table ; le déjeuner au milieu de l’après-midi, mode venue de la nonchalante Cour de France et adoptée par toute la noblesse, n’était pas en usage chez nous. Je me rappelle que le vent soufflait, qu’il venait de la mer et que les feuilles bougeaient.
— J’ai déjà dit que je n’en voulais pas et je répète que je n’en veux pas, fit Côme en écartant le plat d’escargots.
On n’avait jamais vu désobéissance plus grave.
Le baron Arminius Laverse du Rondeau, notre père, coiffé d’une perruque Louis XIV descendant jusqu’aux oreilles et démodée comme tout ce qui lui appartenait, siégeait à la place d’honneur. Entre mon frère et moi était assis l’abbé Fauchelafleur, chapelain de notre famille, notre précepteur. En face de nous, la générale Konradine du Rondeau, notre mère, et notre sœur Baptiste, la nonne de la maison. Au bas de la table, en costume turc, l’avocat Æneas-Sylvius Carrega, hydraulicien, régisseur de notre propriété et notre oncle naturel.
Côme était âgé de douze ans et moi de huit. Depuis quelques mois seulement, nous avions été admis à la table de nos parents ; j’avais bénéficié avant l’âge de la promotion de mon frère : on n’avait pas voulu me laisser manger tout seul… Bénéficié, c’est une façon de parler. Pour Côme et pour moi, c’en était fini du bon temps et nous regrettions nos petits repas dans un réduit en compagnie du seul Fauchelafleur. L’Abbé était un petit vieillard sec et ridé ; on le disait janséniste ; de fait, il avait fui le Dauphiné, sa province natale, pour éviter un procès de l’Inquisition. Mais ce caractère rigoureux qu’on louait généralement chez lui, cette sévérité intérieure qu’il s’imposait et imposait aux autres mollissaient à chaque instant : l’Abbé avait une vocation foncière pour l’indifférence et le laisser-aller. Selon toute apparence, ses longues méditations les yeux dans le vide n’avaient abouti qu’à une grande aboulie et à un peu d’ennui. Il agissait comme s’il voyait dans la plus légère difficulté le signe d’une fatalité à laquelle il serait inutile de s’opposer. Nos repas en compagnie de l’Abbé ne commençaient qu’après de longues oraisons, et les évolutions de nos cuillers se devaient d’être dignes, rituelles, silencieuses : malheur à celui qui levait les yeux de son assiette ou faisait entendre, en absorbant son bouillon, la plus faible aspiration. Mais le potage fini, l’Abbé commençait à se sentir las, contrarié : il regardait dans le vide et faisait claquer sa langue à chaque gorgée de vin ; seules, les sensations les plus éphémères semblaient encore le toucher. Au plat de résistance, nous pouvions manger avec les mains ; et à la fin du repas, nous nous lancions des trognons de poires, tandis que l’Abbé laissait choir de temps à autre un de ses nonchalants :
— Eh bien ? Alors !
Michel del Castillo. “La Nuit du Décret”
La veille, j’avais appris que j’étais affecté à la brigade criminelle de Huesca. Je m’en étais réjoui en toute innocence, croyant à une promotion. Fatigué de Murcie et de son climat déprimant, la perspective d’un changement d’air me souriait aussi.
Je traversais le hall de l’hôtel de la police en direction de l’ascenseur quand Baza vint vers moi, un étrange sourire aux lèvres.
« J’ai entendu dire que tu allais chez Pared, à Huesca. C’est vrai ? »
Sur ma réponse affirmative, son visage cendreux, bizarrement plissé, prit une expression désolée. Avec quelque solennité, il posa sa main sur mon épaule. Le geste me surprit. J’eus du mal à réprimer un mouvement de recul.
Baza travaillait aux mœurs. Nous n’étions guère intimes, n’échangeant de-ci de-là que de rares propos. Dans la Maison, il jouissait du reste d’une réputation suspecte, qui ne me le rendait pas sympathique. Des bruits fâcheux circulaient sur son compte, et plusieurs de mes collègues l’évitaient ostensiblement. On murmurait qu’il avait été muté à Murcie après une trouble affaire de détournement de mineur. Voulant étouffer le scandale, l’Inspection générale l’aurait expédié à Murcie en attendant sa retraite, qu’il devait prendre dans deux ans. Je n’avais pas attaché d’importance à ces bruits. Simplement, j’évitais de me lier avec lui, me contentant de répondre à ses salutations et d’échanger, au hasard de nos rencontres, des propos sans importance.
C’était un petit homme replet, d’une apparence négligée et même sale. Il portait des costumes élimés et froissés, et ses cheveux, d’un jaune tirant sur le roux, étaient recouverts de pellicules qui se déposaient en une couche de poussière blanchâtre sur ses épaules. Deux énormes poches enfouissaient ses yeux. Plus que d’un policier, il avait l’air d’un représentant de commerce en produits hygiéniques.
« T’as vraiment pas de chance, fit-il de sa voix grasseyante. Je connais Pared. C’est un coriace. »
Je faillis lui demander ce qu’il entendait par là. Je me contentai cependant de sourire en secouant la tête.
« Bon, dit-il en touchant mon bras. Passe à la maison avant ton départ. Nous boirons un verre et je te raconterai. »
Je répondis « Oui, volontiers », sans la moindre intention de me rendre à son invitation. Perplexe, je le regardai s’éloigner vers l’ascenseur B, à l’autre extrémité du hall. Ses propos m’avaient laissé une vague gêne. Je me sentais sale également, comme si le contact de sa petite main molle et potelée sur mon épaule et sur mon bras y avait laissé je ne sais quelle souillure. Je revoyais ses ongles noirs et ses doigts jaunis de nicotine.
Albert Cohen. « Mangeclous. »
Le premier matin d’avril lançait ses souffles fleuris sur l’île grecque de Céphalonie. Des linges jaunes, blancs, verts, rouges, dansaient sur les ficelles tendues d’une maison à l’autre dans l’étroite ruelle d’Or, parfumée de chèvrefeuille et de brise marine.
Sur le petit balcon filigrane d’une petite maison jaune et rouge, Salomon Solal, cireur de souliers en toutes saisons, vendeur d’eau d’abricot en été et de beignets chauds en hiver, apprenait à nager. Cet Israélite dodu et minuscule – il mesurait un mètre quarante-cinq – en avait assez d’être, pour son ignorance absolue de la natation, l’objet des moqueries de ses amis. Après avoir combiné d’acheter un scaphandre, il avait pensé qu’il serait plus rationnel et plus économique de faire de la natation à domicile et à sec.
Debout devant une table, le petit bonhomme au nez retroussé et à la ronde face imberbe, constellée de taches de rousseur, était donc en train de tremper ses menottes grassouillettes dans une cuvette, dont il avait préalablement salé l’eau, et de leur faire faire expertement des mouvements de brasse. Il était mignon avec son ventre rondelet, sa courte veste jaune, ses culottes rouges bouffantes, ses mollets nus et ses quarante ans ingénus.
— Une, deux ! Une, deux ! scandait-il énergiquement tandis que l’eczémateuse vieille d’en face, après force guets tragiques à droite et à gauche, lançait dans la rue le contenu d’un haut pot de chambre puis des imprécations contre le petit inconsidéré qui faisait de la gymnastique comme les marins anglais au lieu de gagner sa vie.
De temps à autre, Salomon se reposait, reprenait son souffle et écartait ses bras, le dos au mur, ce qu’il appelait faire la planche. Insoucieux des sarcasmes de la vieille, il mettait à profit ces répits pour admirer sa chère rue dallée de pierres rondes, la mer lisse où tombaient des sources transparentes, la Montée des Jasmins qui menait à la grande forêt argentée d’oliviers, les cyprès qui montaient la garde autour de la citadelle des anciens podestats vénitiens et, sur la colline, le Dôme des Solal Aînés, princière demeure qui dominait la mer et veillait sur le grand ghetto de hautes maisons dartreuses que des chaînes séparaient de la douane et du port où se promenaient des Grecs rapiécés, des Albanais lents et des prêtres lustrés de crasse. Le ciel de fine porcelaine turquoise lui parut si beau et de si pures clartés souriaient qu’il mordit sa petite lèvre pour ne pas pleurer.
— L’avril de Céphalonie, énonça le solitaire nageur, est plus beau et plus doux que le juillet de Berlin ! Sûrement. Mais pourquoi diable mettent-ils tous leurs capitales en des endroits de froidure et de tristesse et pourquoi les posent-ils tous sur des fleuves noirs ? Il me semble qu’ils ont tort. Enfin ils savent mieux que moi.
Ceci dit, il se mit en devoir de balayer sa chambre tout en essayant de siffloter. Puis il frotta et lava en chantant les malheurs d’Israël que c’était un plaisir. Il était très content à l’idée que sa chère épouse n’aurait pas à se fatiguer. (La dame des pensées de Salomon était une longue créature armée d’une dent unique mais qui en valait trente-deux. Elle ruinait son mari en spécialités pharmaceutiques. Et voilà pour elle.)
Ernest Hemingway. « Pour Qui Sonne Le Glas. »
Il était étendu à plat ventre sur les aiguilles de pin, le menton sur ses bras croisés et, très haut au-dessus de sa tête, le vent soufflait dans la cime des arbres. Le flanc de la montagne sur lequel il reposait s’inclinait doucement mais, plus bas, la pente se précipitait, et il apercevait la courbe noire de la route goudronnée qui traversait le col. Un torrent longeait la route et, beaucoup plus bas, en suivant le col, on apercevait une scierie au bord du torrent et la cascade du barrage, blanche dans la lumière de l’été.
« C’est la scierie ? demanda-t-il.
– Oui.
– Je ne me la rappelais pas.
– On l’a construite depuis ton départ. L’ancienne scierie est plus bas que le col. »
Il étala par terre sa reproduction photographique de la carte d’état-major et l’examina attentivement. L’autre, un vieil homme petit et robuste, en blouse noire de paysan et pantalon de toile grise, chaussé d’espadrilles, regardait pardessus l’épaule de son compagnon. Il était essoufflé par l’escalade et sa main reposait sur l’un des deux sacs très pesants qu’ils avaient montés jusque-là.
« Alors, d’ici, on ne voit pas le pont ?
– Non, dit le vieux. Ici, la pente du col est encore modérée. Le torrent coule doucement. Plus bas, au tournant de la route, derrière les arbres, il dégringole tout d’un coup et il y a une gorge escarpée…
– Je me rappelle.
– C’est cette gorge qui franchit le pont.
– Et où sont leurs postes ?£
« – Il y a un poste à la scierie que tu vois là-bas. »
Le jeune homme qui étudiait le terrain sortit ses jumelles de la poche de sa chemise de flanelle kaki toute décolorée par le soleil, essuya les verres avec un mouchoir, les ajusta jusqu’à ce que la scierie lui apparût soudain clairement. Il distingua le banc de … »
John Steinbeck. « Les raisins de la colère. »
Sur les terres rouges et sur une partie des terres grises de l’Oklahoma, les dernières pluies tombèrent doucement et n’entamèrent point la terre crevassée. Les charrues croisèrent et recroisèrent les empreintes des ruisselets. Les dernières pluies firent lever le maïs très vite et répandirent l’herbe et une variété de plantes folles le long des routes, si bien que les terres grises et les sombres terres rouges disparurent peu à peu sous un manteau vert. À la fin de mai, le ciel pâlit et les nuages dont les flocons avaient flotté très haut pendant si longtemps au printemps se dissipèrent. Jour après jour le soleil embrasa le maïs naissant jusqu’à ce qu’un liséré brun s’allongeât sur chaque baïonnette verte. Les nuages apparaissaient puis s’éloignaient. Bientôt ils n’essayèrent même plus. Les herbes, pour se protéger, s’habillèrent d’un vert plus foncé et cessèrent de se propager. La surface de la terre durcit, se recouvrit d’une croûte mince et dure et de même que le ciel avait pâli, de même la terre prit une teinte rose dans la région rouge, et blanche dans la grise.
Dans les ornières creusées par l’eau, la terre s’éboulait en poussière et coulait en petits ruisseaux secs. Mulots et fourmis-lions déclenchaient de minuscules avalanches. Et comme le soleil ardent frappait sans relâche, les feuilles du jeune maïs perdirent de leur rigidité de flèches ; elles commencèrent par s’incurver puis, comme les nervures centrales fléchissaient, chaque feuille retomba toute flasque. Puis ce fut juin et le soleil brilla plus férocement. Sur les feuilles de maïs le liséré brun s’élargit et gagna les nervures centrales. Les herbes folles se déchiquetèrent et se recroquevillèrent vers leurs racines. L’air était léger et le ciel plus pâle ; et chaque jour, la terre pâlissait aussi.
Sur les routes où passaient les attelages, où les roues usaient le sol battu par les sabots des chevaux, la croûte se brisait et la terre devenait poudreuse. Tout ce qui bougeait sur la route soulevait de la poussière : un piéton en soulevait une mince couche à la hauteur de sa taille, une charrette faisait voler la poussière à la hauteur des haies, une automobile en tirait de grosses volutes après elle. Et la poussière était longue à se recoucher.
À la mi-juin les gros nuages montèrent du Texas et du Golfe, de gros nuages lourds, des pointes d’orage. Dans les champs, les hommes regardèrent les nuages, les reniflèrent, et mouillèrent leur doigt pour prendre la direction du vent. Et tant que les nuages furent dans le ciel les chevaux se montrèrent nerveux. Les pointes d’orage laissèrent tomber quelques gouttelettes et se hâtèrent de fuir vers d’autres régions. Derrière elles, le ciel redevenait pâle et le soleil torride. Dans la poussière, les gouttes formèrent de petits cratères ; il resta des traces nettes de taches sur le maïs, et ce fut tout.
Une brise légère suivit les nuages d’orage, les poussant vers le nord, une brise qui fit doucement bruire le maïs en train de sécher. Un jour passa et le vent augmenta, continu, sans que nulle rafale vînt l’abattre. La poussière des routes s’éleva, s’étendit, retomba sur les herbes au bord des champs et un peu dans les champs. C’est alors que le vent se fit dur et violent et qu’il attaqua la croûte formée par la pluie dans les champs de maïs. Peu à peu le ciel s’assombrit derrière le mélange de poussières et le vent frôla la terre, fit lever la poussière et l’emporta. Le vent augmenta. La croûte se brisa et la poussière monta au-dessus des champs, traçant dans l’air des plumets gris semblables à des fumées paresseuses. Le maïs brassait le vent avec un froissement sec. Maintenant, la poussière la plus fine ne se déposait plus sur la terre, mais disparaissait dans le ciel assombri.
Michel Déon. « Les Poneys sauvages
J’ai rencontré Georges Saval dans le train qui nous conduisait de Londres à Cambridge, l’automne 1937. Nous nous connaissions de vue sans nous être jamais parlé : même âge à Janson-de-Sailly, mais des classes différentes. Je me souviens d’un garçon assez lymphatique qui jouait mal au football et nageait bien. Vers seize ans, après des vacances en Angleterre, il revint transformé, étoffé, ayant perdu ses joues rondes d’adolescent et gagné des muscles. Il boxait déjà et le prévôt le considérait comme un de ses espoirs pour les championnats universitaires. C’est tout ce que je savais de lui et il ne devait pas en savoir beaucoup plus de moi. Le hasard nous réunissait cet automne-là et, après nous être évités sur le bateau, nous nous parlâmes dans le vieux compartiment tendu d’un hideux velours rouge. Deux Anglais caricaturaux étaient montés avec nous, aimables d’abord, puis silencieux et l’air buté quand ils comprirent que nous étions français. Saval me plut. On devinait vite en lui une franchise désabusée qui le faisait paraître plus mûr que son âge. À part une légère fente de l’arcade gauche — un trait blanc que recouvrait imparfaitement le sourcil noir et arqué —, la boxe ne l’avait pas marqué. Ce fut notre premier sujet de conversation. Il m’avoua tout de suite détester les coups. Il aimait la rigueur de l’entraînement, les esquives, les feintes, une certaine façon de jauger un adversaire et de le contrer. En fait, c’était un garçon dépourvu de toute agressivité au physique comme au moral, calme, intelligent et, bien plus encore, humain, respectable et respectueux, un de ces êtres dont on se dit : « Où est le défaut ? Les apparences sont trop en sa faveur. Il y a quelque chose qui n’apparaîtra jamais s’il montre assez de volonté, mais quelque chose est là ! »
Nous parlâmes de sport pendant ce trajet gris, sujet qui n’engageait à rien et maintint une certaine réserve entre nous, prélude à l’amitié ….
Alphonse Daudet. « Sapho. »
Jean tout court?
– Jean Gaussin.
– Du Midi, j’entends ça… Quel âge?
– Vingt et un ans.
– Artiste?
– Non, madame.
– Ah! tant mieux…
Ces bouts de phrases, presque inintelligibles au milieu des cris, des rires, des airs de danse d’une fête travestie, s’échangeaient – une nuit de juin — entre un pifferaro et une femme fellah dans la serre de palmiers, de fougères arborescentes, qui faisait le fond de l’atelier de Déchelette.
Au pressant interrogatoire de l’Égyptienne, le pifferarorépondait avec l’ingénuité de son âge tendre, l’abandon, le soulagement d’un Méridional resté longtemps sans parler. Étranger à tout ce monde de peintres, de sculpteurs, perdu dès en entrant dans le bal par l’ami qui l’avait amené, il se morfondait depuis deux heures, promenant sa jolie figure de blond hâlé et doré par le soleil, les cheveux en frisons serrés et courts comme la peau de mouton de son costume; et un succès, dont il ne se doutait guère, se levait et chuchotait autour de lui.
Des épaules de danseurs le bousculaient brusquement, des rires de rapins blaguaient la cornemuse qu’il portait tout de travers et sa défroque de montagne, lourde et gênante dans cette nuit d’été. Une Japonaise aux yeux de faubourg, des couteaux d’acier tenant son chignon remonté, fredonnait en l’agaçant: Ah! qu’il est beau, qu’il est beau, le postillon…[1]; tandis qu’une novio espagnole en blanches dentelles de soie, passant au bras d’un chef apache, lui fourrait violemment sous le nez son bouquet de jasmins blancs.
Il ne comprenait rien à ces avances, se croyait extrêmement ridicule et se réfugiait dans l’ombre fraîche de la galerie vitrée, bordée d’un large divan sous les verdures. Tout de suite cette femme était venue s’asseoir près de lui.
Jeune, belle? Il n’aurait su le dire… Du long fourreau de lainage bleu où sa taille pleine ondulait, sortaient deux bras, ronds et fins, nus jusqu’à l’épaule; et ses petites mains chargées de bagues, ses yeux gris larges ouverts et grandis par les bizarres ornements de fer lui tombant du front, composaient un ensemble harmonieux.
Une actrice sans doute. Il en venait beaucoup chez Déchelette; et cette pensée n’était pas pour le mettre à l’aise, ce genre de personnes lui faisant très peur. Elle lui parlait de tout près, un coude au genou, la tête appuyée sur la main, avec une douceur grave, un peu lasse… «Du Midi vraiment?… Et des cheveux de ce blond-là!… Voilà une chose extraordinaire.»
Et elle voulait savoir depuis combien de temps il habitait Paris, si c’était très difficile cet examen pour les consulats qu’il préparait, s’il connaissait beaucoup de monde et comment il se trouvait à la soirée de Déchelette, rue de Rome, si loin de son quartier Latin. Quand il dit le nom de l’étudiant qui l’avait amené… «La Gournerie… un parent de l’écrivain… elle connaissait sans doute…» l’expression de ce visage de femme changea, s’assombrit subitement; mais il n’y prit pas garde, ayant l’âge où les yeux brillent sans rien voir.
Gustave Flaubert. « Madame Bovary. »
Nous étions à l’Étude, quand le Proviseur entra, suivi d’un nouveau habillé en bourgeois et d’un garçon de classe qui portait un grand pupitre. Ceux qui dormaient se réveillèrent, et chacun se leva comme surpris dans son travail.
Le Proviseur nous fit signe de nous rasseoir ; puis, se tournant vers le maître d’études :
– Monsieur Roger, lui dit-il à demi-voix, voici un élève que je vous recommande, il entre en cinquième. Si son travail et sa conduite sont méritoires, il passera dans les grands, où l’appelle son âge.
Resté dans l’angle, derrière la porte, si bien qu’on l’apercevait à peine, le nouveau était un gars de la campagne, d’une quinzaine d’années environ, et plus haut de taille qu’aucun de nous tous. Il avait les cheveux coupés droit sur le front, comme un chantre de village, l’air raisonnable et fort embarrassé. Quoiqu’il ne fût pas large des épaules, son habit-veste de drap vert à boutons noirs devait le gêner aux entournures et laissait voir, par la fente des parements, des poignets rouges habitués à être nus. Ses jambes, en bas bleus, sortaient d’un. pantalon jaunâtre très tiré par les bretelles. Il était chaussé de souliers forts, mal cirés, garnis de clous.
On commença la récitation des leçons. Il les écouta de toutes ses oreilles, attentif comme au sermon, n’osant même croiser les cuisses, ni s’appuyer sur le coude, et, à deux heures, quand la cloche sonna, le maître d’études fut obligé de l’avertir, pour qu’il se mît avec nous dans les rangs.
Nous avions l’habitude, en entrant en classe, de jeter nos casquettes par terre, afin d’avoir ensuite nos mains plus libres ; il fallait, dès le seuil de la porte, les lancer sous le banc, de façon à frapper contre la muraille en faisant beaucoup de poussière ; c’était là le genre.
Mais, soit qu’il n’eût pas remarqué cette manœuvre ou qu’il n’eut osé s’y soumettre, la prière était finie que le nouveau tenait encore sa casquette sur ses deux genoux. C’était une de ces coiffures d’ordre composite, où l’on retrouve les éléments du bonnet à poil, du chapska, du chapeau rond, de la casquette de loutre et du bonnet de coton, une de ces pauvres choses, enfin, dont la laideur muette a des profondeurs d’expression comme le visage d’un imbécile. Ovoïde et renflée de baleines, elle commençait par trois boudins circulaires ; puis s’alternaient, séparés par une bande rouge, des losanges de velours et de poils de lapin ; venait ensuite une façon de sac qui se terminait par un polygone cartonné, couvert d’une broderie en soutache compliquée, et d’où pendait, au bout d’un long cordon trop mince, un petit croisillon de fils d’or, en manière de gland. Elle était neuve ; la visière brillait.
– Levez-vous, dit le professeur.
Il se leva ; sa casquette tomba. Toute la classe se mit à rire.
Il se baissa pour la reprendre. Un voisin la fit tomber d’un coup de coude, il la ramassa encore une fois.
– Débarrassez-vous donc de votre casque, dit le professeur, qui était un homme d’esprit.
« Il y eut un rire éclatant des écoliers qui décontenança le pauvre garçon, si bien qu’il ne savait s’il fallait garder sa casquette à la main, la laisser par terre ou la mettre sur sa tête. Il se rassit et la posa sur ses genoux. »
Doris Lessing. Le Carnet d’or.
Londres. Été 1957. Anna retrouve son amie Molly après une séparation…
Les deux femmes étaient seules dans l’appartement.
« En fait, ça craque par tous les bouts », dit Anna tandis que Molly reposait le récepteur.
Molly passait sa vie au téléphone. Avant qu’il ne sonne, cette fois, elle avait juste eu le temps de demander à Anna : « Alors ? Quels sont les derniers cancans ? » Et elle annonça en revenant du téléphone : « C’est Richard. Il arrive. Son seul instant libre d’ici un mois, du moins il le prétend.
— De toute façon je ne m’en irai pas, dit Anna.
— Surtout pas, reste où tu es. »
Molly s’examina d’un œil critique : elle portait un pantalon et un pull-over aussi défraîchis l’un que l’autre. « Il n’aura qu’à me prendre comme je suis, décréta-t-elle en s’asseyant devant la fenêtre. Il n’a pas voulu me dire de quoi il s’agissait ; encore une scène avec Marion, j’imagine.
— Il ne t’a pas écrit ? demanda Anna avec circonspection.
— Si, et Marion aussi. Des lettres parfaitement détendues. C’est curieux, non ? »
Ce « C’est curieux, non ? » était caractéristique de leurs conversations intimes qu’elles appelaient d’ailleurs leurs commérages. Molly avait marqué le coup, mais elle éluda …
Joseph Conrad. « Lord Jim »
Il avait six pieds, moins un ou deux pouces, peut-être ; solidement bâti, il s’avançait droit sur vous, les épaules légèrement voûtées et la tête en avant, avec un regard fixe venu d’en dessous, comme un taureau qui va charger. Sa voix était profonde et forte, et son attitude trahissait une sorte de hauteur morose, qui n’avait pourtant rien d’agressif. On aurait dit d’une réserve qu’il s’imposait à lui-même autant qu’il l’opposait aux autres. D’une impeccable netteté, et toujours vêtu, des souliers au chapeau, de blanc immaculé, il était très populaire dans les divers ports d’Orient, où il exerçait son métier de commis maritime chez les fournisseurs de navires.
On n’exige du commis maritime aucune espèce d’examen, en aucune matière, mais il doit posséder la théorie du Débrouillage, et savoir, mieux encore, en donner la démonstration pratique. Sa besogne consiste à distancer, à force de voiles, de vapeur ou de rames, les autres commis maritimes lancés comme lui sur tout navire prêt à mouiller son ancre, à aborder jovialement le capitaine en lui fourrant une carte dans la main – la carte réclame du fournisseur, – puis, dès sa première visite à terre, à le piloter avec fermeté, mais sans ostentation, vers une boutique, vaste comme une caverne et pleine de choses bonnes à manger et à boire sur un bateau ; on y vend tout ce qui peut assurer à un navire sécurité et élégance, depuis un jeu de crochets pour son câble, jusqu’à un carnet de feuilles d’or pour les sculptures de son arrière, et le capitaine se voit accueilli comme un frère par un négociant qu’il n’avait jamais rencontré. Il trouve, dans une salle fraîche, de bons fauteuils, des bouteilles, des cigares, et tout ce qu’il faut pour écrire ; un exemplaire des règlements du port, et une cordialité qui fait fondre le sel déposé, par trois mois de navigation, sur un cœur de marin. Ainsi nouées, les relations sont entretenues, tant que le navire reste au port, par les visites quotidiennes du commis maritime. Fidèle comme un ami et plein d’attentions filiales pour le capitaine, il fait montre, à son endroit, d’une patience de Job, de l’entier dévouement qu’on attendrait d’une femme, et d’une gaieté de bon vivant. Après quoi l’on envoie la note. C’est un beau métier, tout fait de cordialité avertie, et les bons commis maritimes sont rares. Quand un commis, qui possède la théorie du Débrouillage, se trouve aussi pourvu d’une éducation de marin, il vaut son pesant d’or pour le patron, et peut en attendre toutes les faveurs. Jim gagnait toujours de beaux gages et les faveurs qu’il se voyait octroyer eussent assuré la fidélité d’un démon, ce qui ne l’empêchait pas, avec une noire ingratitude, de planter là brusquement son emploi pour s’en aller ailleurs. Les raisons qu’il donnait à ses chefs étaient manifestement insuffisantes, et provoquaient de leur part cette simple réflexion : « Maudit imbécile ! » dès qu’il avait tourné le dos. Telle était la critique qu’éveillait son excessive sensibilité.
J.-L. Borges. « Le Rapport de Brodie. »
On dit (mais c’est peu probable) que cette histoire fut racontée par Eduardo, le cadet des Nelson, à la veillée funèbre de Cristián, l’aîné, qui mourut de mort naturelle, vers les années 1890, dans la commune de Morón. Ce qui est certain c’est que quelqu’un l’entendit raconter par quelqu’un, au cours de cette longue nuit dont le souvenir s’estompe, tandis que circulait le maté, et que ce quelqu’un la répéta à Santiago Dabove, de qui je la tiens. Quelques années plus tard, on me la raconta de nouveau à Turdera, l’endroit même où elle s’était passée. La deuxième version, un peu plus circonstanciée, confirmait en gros celle de Santiago, avec les petites variantes et les contradictions inévitables en pareil cas. Je la transcris aujourd’hui parce qu’elle nous donne, me semble-t-il, un bref et tragique reflet de ce qu’était autrefois, dans nos campagnes, la mentalité des gens du peuple. J’essaierai d’être aussi fidèle que possible, mais je sens déjà que je céderai à la tentation littéraire d’amplifier ou d’ajouter certains détails.
À Turdera, on les appelait les Nilsen. Le curé me dit que son prédécesseur se souvenait d’avoir vu, non sans étonnement, chez ces gens une vieille Bible en écriture gothique, à reliure noire ; dans les dernières pages il avait vu, inscrits à la main, des noms et des dates. C’était le seul livre qu’il y eût dans la maison. La destinée itinérante des Nilsen, perdue là comme tout se perdra. La bâtisse, qui n’existe plus, était en brique sans crépi ; du portail, on voyait …
Romain Gary. «”Les cerfs-volants”
Le petit musée consacré aux œuvres d’Ambroise Fleury, à Cléry, n’est plus aujourd’hui qu’une attraction touristique mineure. La plupart des visiteurs s’y rendent après un déjeuner au Clos Joli, que tous les guides de France sont unanimes à célébrer comme un des hauts lieux du pays. Les guides signalent cependant l’existence du musée, avec la mention « vaut un détour ». On trouve dans ses cinq salles la plupart des œuvres de mon oncle qui ont survécu à la guerre, à l’occupation, aux combats de la Libération et à toutes les vicissitudes et lassitudes que notre peuple a connues.
Quel que soit leur pays d’origine, tous les cerfs-volants sont nés de l’imagerie populaire, ce qui leur donne toujours un côté un peu naïf. Ceux d’Ambroise Fleury ne font pas exception à la règle ; même ses dernières pièces, faites dans sa vieillesse, ont gardé cette marque de fraîcheur d’âme et d’innocence. Malgré le peu d’intérêt qu’il suscite, et la modestie de la subvention qu’il reçoit de la municipalité, le musée ne risque pas de fermer ses portes, il est trop lié à notre histoire, mais la plupart du temps ses salles sont vides, car nous vivons une époque où les Français cherchent plutôt à oublier qu’à se souvenir.
La meilleure photo d’Ambroise Fleury se trouve à l’entrée du musée. On le voit dans sa tenue de facteur rural, avec son képi, son uniforme, et ses gros godillots, sa sacoche de cuir sur le ventre, entre le cerf-volant d’une bête à bon Dieu et celui de Gambetta, dont le visage et le corps forment le ballon et la nacelle de son fameux envol pendant le siège de Paris. Il existe bien d’autres photos de celui qu’on avait surnommé pendant longtemps « le facteur timbré » de Cléry, car la plupart des visiteurs de son atelier de la Motte prenaient un cliché, histoire de rire. Mon oncle s’y prêtait volontiers. Il ne craignait pas le ridicule et ne se plaignait ni de l’épithète de « facteur timbré », ni de celle de « doux original », et s’il savait que les gens du pays l’appelaient ce « vieux fou de Fleury », il paraissait y voir beaucoup plus une marque d’estime que de mépris. Dans les années trente, lorsque la réputation de mon oncle commença à grandir, le patron du Clos Joli, Marcellin Duprat, eut l’idée de faire imprimer des cartes postales qui représentaient mon tuteur en uniforme parmi ses cerfs-volants, avec les mots : Cléry. Le célèbre facteur rural Ambroise Fleury et ses cerfs-volants. Ces cartes sont malheureusement toutes en noir et blanc et on n’y retrouve pas la gaieté des couleurs et des formes, la bonhomie souriante et ce que j’appellerais les clins d’œil que le vieux Normand lançait dans le ciel.
Mon père avait été tué au cours de la Première Guerre mondiale et ma mère mourut peu après. La guerre coûta également la vie au deuxième des trois frères Fleury, Robert ; mon oncle Ambroise lui-même en revint après qu’une balle lui eut traversé la poitrine. Je dois ajouter, pour la clarté de l’histoire, que mon arrière-grand-père, Antoine, avait péri sur les barricades de la Commune, et je crois que ce petit aperçu de notre passé et surtout les deux noms des Fleury gravés sur les monuments aux morts de Cléry ont joué un rôle décisif dans la vie de mon tuteur. Il était devenu très différent de l’homme qu’il avait été avant 14-18 et dont on disait dans le pays qu’il avait le coup de poing facile. On s’étonnait qu’un combattant qui avait reçu la médaille militaire ne manquât jamais l’occasion de manifester ses opinions pacifistes, défendît les objecteurs de conscience et condamnât toutes les formes de violence, avec, dans le regard, cette flamme qui n’était peut-être, en fin de compte, que le reflet de celle qui brûle sur le tombeau du soldat inconnu. Physiquement, il n’avait rien d’un doux.
Dostoievsvki. « Les Frères Karamazov. »
Fiodor Pavlovitch Karamazov
Alexéi Fiodorovitch Karamazov était le troisième fils d’un propriétaire foncier de notre district, Fiodor Pavlovitch, dont la mort tragique, survenue il y a treize ans, fit beaucoup de bruit en son temps et n’est point encore oubliée. J’en parlerai plus loin et me bornerai pour l’instant à dire quelques mots de ce « propriétaire » , comme on l’appelait, bien qu’il n’eût presque jamais habité sa « propriété » . Fiodor Pavlovitch était un de ces individus corrompus en même temps qu’ineptes – type étrange mais assez fréquent – qui s’entendent uniquement à soigner leurs intérêts. Ce petit hobereau débuta avec presque rien et s’acquit promptement la réputation de pique-assiette : mais à sa mort il possédait quelque cent mille roubles d’argent liquide. Cela ne l’empêcha pas d’être, sa vie durant, un des pires extravagants de notre district. Je dis extravagant et non point imbécile, car les gens de cette sorte sont pour la plupart intelligents et rusés : il s’agit là d’une ineptie spécifique, nationale.
Il fut marié deux fois et eut trois fils ; l’aîné, Dmitri, du premier lit, et les deux autres, Ivan et Alexéi[11], du second. Sa première femme appartenait à une famille noble, les Mioussov, propriétaires assez riches du même district. Comment une jeune fille bien dotée, jolie, de plus vive, éveillée, spirituelle, telle qu’on en trouve beaucoup parmi nos contemporaines, avait-elle pu épouser pareil « écervelé » , comme on appelait ce triste personnage ? Je crois inutile de l’expliquer trop longuement. J’ai connu une jeune personne, de l’avant-dernière génération « romantique » , qui, après plusieurs années d’un amour mystérieux pour un monsieur qu’elle pouvait épouser en tout repos, finit par se forger des obstacles insurmontables à cette union. Par une nuit d’orage, elle se précipita du haut d’une falaise dans une rivière rapide et profonde, et périt victime de son imagination, uniquement pour ressembler à l’Ophélie de Shakespeare. Si cette falaise, qu’elle affectionnait particulièrement, eût été moins pittoresque ou remplacée par une rive plate et prosaïque, elle ne se serait sans doute point suicidée. Le fait est authentique, et je crois que les deux ou trois dernières générations russes ont connu bien des cas analogues. Pareillement, la décision que prit Adélaïde Mioussov fut sans doute l’écho d’influences étrangères, l’exaspération d’une âme captive. Elle voulait peut-être affirmer son indépendance, protester contre les conventions sociales, contre le despotisme de sa famille. Son imagination complaisante lui dépeignit – pour un court moment – Fiodor Pavlovitch, malgré sa réputation de pique-assiette, comme un des personnages les plus hardis et les plus malicieux de cette époque en voie d’amélioration, alors qu’il était, en tout et pour tout, un méchant bouffon. Le piquant de l’aventure fut un enlèvement qui ravit Adélaïde Ivanovna. La situation de Fiodor Pavlovitch le disposait alors à de semblables coups de main : brûlant de faire son chemin à tout prix, il trouva fort plaisant de s’insinuer dans une honnête famille et d’empocher une jolie dot. Quant à l’amour, il n’en était question ni d’un côté ni de l’autre, malgré la beauté de la jeune fille.
Patrick Modiano. « Les boulevards de ceinture. »
Le plus gros des trois, c’est mon père, lui pourtant si svelte à l’époque. Murraille est penché vers lui comme pour lui dire quelque chose à voix basse. Marcheret, debout à l’arrière-plan, esquisse un sourire, le torse légèrement bombé, les mains aux revers du veston. On ne saurait préciser la teinte de leurs habits ni de leurs cheveux. Il semble que Marcheret porte un prince-de-galles de coupe très ample et qu’il soit plutôt blond. À noter le regard vif de Murraille et celui, inquiet, de mon père. Murraille paraît grand et mince mais le bas de son visage est empâté. Tout, chez mon père, exprime l’affaissement. Sauf les yeux, presque exorbités.
Boiseries et cheminée de brique : c’est le bar du Clos-Foucré. Murraille tient un verre à la main. Mon père aussi. N’oublions pas la cigarette qui pend des lèvres de Murraille. Mon père a disposé la sienne entre l’annulaire et l’auriculaire. Préciosité lasse. Au fond de la pièce, de trois quarts, une silhouette féminine : Maud Gallas, la gérante du Clos-Foucré. Les fauteuils qu’occupent Murraille et mon père sont de cuir, certainement. Il y a un vague reflet sur le dossier, juste au-dessous de l’endroit où s’écrase la main gauche de Murraille. Son bras contourne ainsi la nuque de mon père dans un geste qui pourrait être de vaste protection. Insolente, à son poignet, une montre au cadran carré. Marcheret, de par sa position et sa stature athlétique, cache à moitié Maud Gallas et les rangées d’apéritifs. On distingue – et sans qu’il soit pour cela besoin de trop d’efforts – sur le mur, derrière le bar, une éphéméride.
Pierre Loti. « Les Désenchantées. »
André Lhéry, romancier connu, dépouillait avec lassitude son courrier, un pâle matin de printemps, au bord de la mer de Biscaye, dans la maisonnette où sa dernière fantaisie le tenait à peu près fixé depuis le précédent hiver.
« Beaucoup de lettres, ce matin-là, soupirait-il, trop de lettres. »
Il est vrai, les jours où le facteur lui en donnait moins, il n’était pas content non plus, se croyant tout à coup isolé dans la vie. Lettres de femmes, pour la plupart, les unes signées, les autres non, apportant à l’écrivain l’encens des gentilles adorations intellectuelles. Presque toutes commençaient ainsi : « Vous allez être bien étonné, monsieur, en voyant l’écriture d’une femme que vous ne connaissez point. » André souriait de ce début : étonné, ah ! non, depuis longtemps il avait cessé de l’être. Ensuite chaque nouvelle correspondance, qui se croyait généralement la seule au monde assez audacieuse pour une telle démarche, ne manquait jamais de dire : « Mon âme est une petite sœur de la vôtre ; personne, je puis vous le certifier, ne vous a jamais compris comme moi. » Ici, André ne souriait pas, malgré le manque d’imprévu d’une pareille affirmation ; il était touché, au contraire. Et, du reste, la conscience qu’il prenait de son empire sur tant de créatures, éparses et à jamais lointaines, la conscience de sa part de responsabilité dans leur évolution, le rendait souvent songeur.
Et puis, il y en avait, parmi ces lettres, de si spontanées, si confiantes, véritables cris d’appel, lancés comme vers un grand frère qui ne peut manquer d’entendre et de compatir ! Celles-là, André Lhéry les mettait de côté, après avoir jeté au panier les prétentieuses et les banales ; il les gardait avec la ferme intention d’y répondre. Mais, le plus souvent, hélas ! le temps manquait, et les pauvres lettres s’entassaient, pour être noyées bientôt sous le flot des suivantes et finir dans l’oubli.
Le courrier de ce matin en contenait une timbrée de Turquie, avec un cachet de la poste où se lisait, net et clair, ce nom toujours troublant pour André : Stamboul.
Stamboul ! Dans ce seul mot, quel sortilège évocateur !… Avant de déchirer l’enveloppe de celle-ci, qui pouvait fort bien être tout à fait quelconque, André s’arrêta, traversé soudain par ce frisson, toujours le même et d’ordre essentiellement inexprimable, qu’il avait éprouvé chaque fois que Stamboul s’évoquait à l’improviste au fond de sa mémoire, après des jours d’oubli. Et, comme déjà si souvent en rêve, une silhouette de ville s’esquissa devant ses yeux qui avaient vu toute la terre, qui avaient contemplé l’infinie diversité du monde : la ville des minarets et des dômes, la majestueuse et l’unique, l’incomparable encore dans sa décrépitude sans retour, profilée hautement sur le ciel, avec le cercle bleu de la Marmara fermant l’horizon…
L’ECCLÉSIASTE

Oui, tous l’ont lu un jour ou l’autre cet extrait biblique. J’en ai, pour ce qui me concerne, un souvenir ému puisqu’aussi bien, c’est par ce texte qu’en 5ème, dans un lycée de mon pays natal, j’ai réussi à avoir la meilleure note de la classe pour une petite “rédac” dans laquelle j’avais casé la locution “pâtures du vent”. L’expression me touche encore. Je l’avais découvert la veille, en feuilletant, je ne sais pourquoi, une bible en français qui traînait, curieusement, sur une table…
Certains, comme Jacques Attali, prétendent lire ce texte tous les jours. Je ne les crois pas. Même s’il est vrai que le texte fourmille d’enseignements, à vrai dire, désormais, assez communs.
Chapitre 1
1 Paroles de Kohélet, fils de David, roi à Jérusalem.
2 Vanité des vanités, a dit Kohélet, vanité des vanités; tout est vanité!
3 Quel profit tire l’homme de tout le mal qu’il se donne sous le soleil? ד
4 Une génération s’en va, une autre génération lui succède, et la terre subsiste perpétuellement.
5 Le soleil se lève, le soleil se couche: il se hâte vers son point de départ, où il se lèvera encore,
6 pour s’avancer vers le sud et décrire sa courbe vers le nord; le vent progresse en évoluant toujours et repasse par les mêmes circuits.
7 Tous les fleuves vont à la mer, et la mer n’en est pas remplie; vers l’endroit qui est assigné aux fleuves, ils dirigent invariablement leur cours.
8 Toutes choses sont toujours en mouvement; personne n’est capable d’en rendre compte. L’œil n’en a jamais assez de voir, ni l’oreille ne se lasse d’entendre.
9 Ce qui a été c’est ce qui sera; ce qui s’est fait, c’est ce qui se fera: il n’y a rien de nouveau sous le soleil!
10 Il est telle chose dont on dirait volontiers: “Voyez, ceci est nouveau” Eh bien! Cette chose a déjà existé dans les temps qui nous ont précédés.
11 Nul souvenir ne subsiste des anciens, de même de leurs plus récents successeurs il ne demeurera aucun souvenir chez ceux qui viendront plus tard.
12 Moi, Kohélet, je suis devenu roi d’Israël, à Jérusalem.
13 Et j’ai pris à cœur d’étudier, d’examiner avec sagacité tout ce qui se passe sous le soleil: c’est une triste besogne que Dieu a offerte aux fils d’Adam pour s’en tracasser.
14 J’ai donc observé toutes les œuvres qui s’accomplissent sous le soleil: eh bien! Tout est vanité et pâture de vent.
15 Ce qui est tordu ne peut être redressé, et ce qui manque ne peut entrer en compte.
16 Je me suis dit en moi-même: “Voilà que j’ai, moi, accumulé et amassé plus de sagesse que tous ceux qui m’ont précédé à Jérusalem; mon cœur a acquis un grand fonds de discernement et d’expérience.”
17 J’avais en effet appliqué mon attention à connaître la sagesse et à discerner la folie et la sottise, et je me suis aperçu que cela aussi était pâture de vent;
18 car, abondance de sagesse, abondance de chagrin, et accroître sa science, c’est accroître sa peine.
L’Ecclésiaste – Chapitre 2
1 Je me suis dit à moi-même: “Allons! Je veux te faire faire l’expérience de la joie, te donner du bon temps.” Eh bien! Cela aussi est vanité!
2 A la gaîté j’ai dit: “Tu es folie! Et à la joie: “A quoi sers-tu?”
3 Je résolus, à part moi, de prodiguer à mon corps les plaisirs du vin et, tout en restant attaché de cœur à la sagesse, de faire une place à la folie, de façon à voir quel est le meilleur parti que puissent suivre les fils d’Adam sous le ciel, au cours de leur existence.
4 J’entrepris de grandes choses: je me bâtis des palais, je me plantai des vignes.
5 Je me fis des jardins et des parcs, et j’y plantai toutes sortes d’arbres fruitiers.
6 Je me construisis des réservoirs d’eau, pour arroser des forêts riches en arbres.
7 J’acquis des esclaves et des servantes, j’eus un nombreux personnel domestique; mes troupeaux de bœufs et de brebis dépassaient de loin ceux de tous mes prédécesseurs à Jérusalem.
8 Je m’amassai aussi de l’argent et de l’or, les trésors précieux des rois et des provinces; je me procurai des chanteurs et des chanteuses, ce qui fait les délices des fils d’Adam, de nombreuses odalisques.
9 Je surpassai ainsi en faste et en richesse tous ceux qui m’avaient précédé à Jérusalem; en même temps ma sagesse me restait comme appui.
10 Rien de ce que mes yeux pouvaient désirer ne leur était refusé par moi; je n’interdis aucun plaisir à mon cœur. Mon cœur, en effet, n’eut qu’à s’applaudir des soins que je prenais, et telle fut la récompense de toutes mes peines.
11 Mais quand je me mis à considérer toutes les œuvres accomplies par mes mains et tous les tracas que je m’étais imposés, je constatai que tout était vanité et pâture de vent, et qu’il n’est point d’avantage durable sous le soleil.
12 Puis, je me mis à passer en revue sagesse, folie et sottise: “Car, me disais-je, que [pourra faire] l’homme qui viendra après le roi? Celui-ci aura déjà tout fait.”
13 Je m’aperçus que la sagesse est supérieure à la folie autant que la lumière est supérieure aux ténèbres:
14 Le sage a ses yeux dans la tête, et le sot chemine dans les ténèbres. Mais je reconnus aussi qu’un même sort est réservé à l’un et à l’autre.
15 Alors je dis en mon cœur: “Le sort du fou est le même qui m’attend, moi; dès lors, à quoi bon avoir acquis tant de sagesse?” Et je m’avouai à moi-même que cela encore est vanité.
16 En effet, le souvenir du sage n’est pas plus durable que celui du fou; car viennent les temps futurs, tout tombera dans l’oubli! Et comment se fait-il que le sage meure à l’égal du fou?
17 Aussi ai-je pris la vie en haine, car je regardai comme mauvais tout ce qui se passe sous le soleil, tout n’étant que vanité et pâture de vent.
18 Je finis aussi par détester tout le labeur auquel je m’étais adonné sous le soleil, et dont je dois laisser les fruits à quelqu’un qui me succédera.
19 Or, qui sait s’il sera sage ou sot? Et pourtant il sera maître de tout ce que j’aurai acquis sous le soleil par mon travail et mon ingéniosité. Cela aussi est vanité.
20 Je me laissai donc aller à prendre en aversion tout le labeur pour lequel j’avais peiné sous le soleil.
21 Car voilà un homme qui a travaillé avec sagesse, réflexion et succès, et il doit tout laisser en propriété à quelqu’un qui ne s’est donné aucun mal! Cela aussi est vanité et souverainement mauvais.
22 Qu’est-ce qui revient donc à l’homme de tout son labeur et de toutes les combinaisons de son esprit, pour lesquelles il se tracasse sous le soleil?
23 En effet, tous ses jours sont pénibles, son activité est une source de chagrin; même la nuit son cœur n’a point de repos. Cela encore est vanité.
24 Ne vaut-il pas mieux pour l’homme de manger, de boire et de se donner du plaisir pour prix de son labeur? Cela aussi, je l’ai constaté, émane de Dieu.
25 Car qui peut manger et jouir en dehors de sa volonté?
26 C’est à l’homme qui lui plaît qu’il donne sagesse, intelligence et joie; tandis qu’au pécheur il impose la corvée de recueillir et d’entasser [des biens], qu’il fait passer ensuite à celui qui jouit de la faveur divine. Cela est également vanité et pâture de vent.
L’Ecclésiaste – Chapitre 3
1 II y a un temps pour tout, et chaque chose a son heure sous le ciel.
2 Il est un temps pour naître et un temps pour mourir, un temps pour planter et un temps pour déraciner ce qui était planté;
3 un temps pour tuer et un temps pour guérir, un temps pour démolir et un temps pour bâtir;
4 un temps pour pleurer et un temps pour rire, un temps pour se lamenter et un temps pour danser;
5 un temps pour jeter des pierres et un temps pour ramasser des pierres, un temps pour embrasser et un temps pour repousser les caresses; 6 un temps pour chercher [ce qui est perdu] et un temps pour perdre, un temps pour conserver et un temps pour dissiper;
7 un temps pour déchirer et un temps pour coudre, un temps pour se taire et un temps pour parler;
8 un temps pour aimer et un temps pour haïr, un temps pour la guerre et un temps pour la paix.
9 Quel avantage tire le travailleur de la peine qu’il se donne?
10 J’ai observé la besogne que Dieu a assignée aux fils d’Adam pour se fatiguer en efforts.
11 Il a fait toute chose excellente à son heure; il a mis aussi dans le cœur de l’homme le sens de la durée, sans quoi celui-ci ne saisirait point l’œuvre accomplie par Dieu du commencement à la fin.
12 J’ai reconnu qu’il n’y a pas de plus grand bien que de s’égayer et de se faire une vie heureuse.
13 Et toutes les fois que l’homme mange et boit, jouissant du bien-être qu’il doit à son labeur, c’est là un don de Dieu.
14 J’ai reconnu aussi que tout ce que Dieu fait restera ainsi éternellement: il n’y a rien à y ajouter, rien à en retrancher: Dieu a arrangé les choses de telle sorte qu’on le craigne.
15 Ce qui existait dans le passé existe à présent; ce qui sera dans l’avenir a été antérieurement: Dieu veut la continuité.
16 Voici encore ce que j’ai vu sous le soleil: dans l’enceinte de la justice domine l’iniquité; au siège du droit triomphe l’injustice.
17 Aussi me suis-je dit à moi-même: “Le juste et le méchant, c’est Dieu qui les jugera; car il a fixé un temps pour chaque chose et pour chaque action.”
18 Ensuite j’ai réfléchi à cette prétention des hommes d’être l’objet des préférences de Dieu, et j’ai vu que, considérés en eux-mêmes, ils sont comme les animaux.
19 Car telle la destinée des fils d’Adam, telle la destinée des animaux; leur condition est la même, la mort des uns est comme la mort des autres; un même souffle les anime: la supériorité de l’homme sur l’animal est nulle, car tout est vanité.
20 Tout aboutit au même endroit: tout est venu de la poussière et tout retourne à la poussière.
21 Qui peut savoir si le souffle des fils d’Adam monte en haut, tandis que le souffle des animaux descend en bas, vers la terre?
22 Par là je vois bien que le meilleur parti à prendre pour l’homme, c’est de se réjouir de ses œuvres, puisque c’est là son lot; car qui le ramènera [un jour] pour voir ce qui se passera après lui?
Ecclésiaste – Chapitre 4
1 Puis je me mis à observer tous les actes d’oppression qui se commettent sous le soleil: partout des opprimés en larmes et personne pour les consoler! Violentés par la main de leurs tyrans, il n’est personne pour les consoler.
2 Et j’estime plus heureux les morts, qui ont fini leur carrière, que les vivants qui ont prolongé leur existence jusqu’à présent;
3 mais plus heureux que les uns et les autres, celui qui n’a pas encore vécu, qui n’a pas vu l’œuvre mauvaise qui s’accomplit sous le soleil!
4 Et j’ai observé que le labeur [de l’homme] et tous ses efforts pour réussir ont pour mobile la jalousie qu’il nourrit contre son prochain; ceci encore est vanité et pâture de vent.
5 Le fou se croise les bras et se nourrit de sa propre substance.
6 Plutôt une simple poignée dans le calme, que d’avoir les mains pleines en peinant et en courant après le vent.
7 Je me remis à observer une autre vanité sous le soleil:
8 Voici un homme isolé, sans compagnon, qui n’a même pas de fils ni de frère, et il ne met pas de bornes à son labeur! Ses yeux ne sont jamais rassasiés de richesses. [II ne se demande pas:] “Pour qui est-ce que je peine? Pour qui refusé-je à mon âme la moindre jouissance?” Encore une vanité et une triste condition!
9 Etre à deux vaut mieux que d’être chacun seul; car c’est tirer un meilleur profit de son travail.
10 Si l’un d’eux tombe, son compagnon pourra le relever; mais si un homme isolé tombe, il n’y a personne d’autre pour le remettre debout.
11 De même, si deux sont couchés ensemble, ils ressentent de la chaleur; mais celui qui est seul, comment se réchauffera-t-il?
12 Et si un agresseur vient les attaquer, ils seront deux pour lui tenir tête; mais un triple lien est encore moins facile à rompre.
13 Mieux vaut un jeune homme pauvre, mais intelligent, qu’un roi vieux et stupide, incapable même d’accueillir encore des conseils.
14 Celui-là sortirait d’une prison pour régner, tandis que celui-ci est né pauvre, quoique revêtu de la dignité royale.
15 J’ai vu la foule des vivants, qui se meuvent sous le soleil, prendre parti pour ce jeune homme, appelé à monter sur le trône à la place de l’autre.
16 Sans limites est le nombre des gens qu’il traîne à la remorque; en revanche, ceux qui viendront après ne seront guère satisfaits de lui; car tout cela est encore vanité et pâture de vent.
17 Sois circonspect dans ta démarche quand tu te rends dans la maison de Dieu: s’en approcher pour obéir [vaut mieux] que les sacrifices offerts par les sots, car ceux-ci ne savent [que] faire le mal.
L’Ecclésiaste – Chapitre 5
1 N’ouvre pas la bouche avec précipitation; que ton cœur ne soit pas prompt à proférer quelque parole devant Dieu, car Dieu est au ciel, et toi, tu es sur la terre; c’est pourquoi tes propos doivent être peu nombreux.
2 Car les songes naissent de l’abondance des soucis, et la voix du sot se reconnaît à l’abondance de ses paroles.
3 Lorsque tu fais un vœu à Dieu, ne tarde pas à t’en acquitter, car il n’aime pas les sots. Paie ce que tu as promis par ton vœu.
4 Tu ferais mieux de t’abstenir de tout vœu que d’en faire un et de ne pas l’accomplir.
5 Ne permets pas à ta bouche de charger ta personne d’un péché; et ne prétends pas devant le messager [de Dieu] qu’il y avait inadvertance de ta part: pourquoi Dieu devra-t-il s’irriter au son de ta voix et ruiner l’œuvre de tes mains?
6 Tel serait le fruit de ce tas de songes et de niaiseries et de ce flux de paroles: crains plutôt Dieu.
7 Si tu remarques dans le pays l’oppression du pauvre et l’escamotage de la justice et du droit, ne sois pas trop surpris du fait: c’est qu’un fonctionnaire élevé est contrôlé par un supérieur et qu’au-dessus d’eux il est encore des fonctionnaires.
8 La terre a des avantages sur tout le reste: un roi même est dans la dépendance des champs.
9 Qui aime l’argent n’est jamais rassasié d’argent; qui aime l’opulence n’en a aucun profit: cela aussi est vanité!
10 La fortune augmente-t-elle, ceux qui la dévorent augmentent du même coup. Quel autre avantage y a-t-il pour son possesseur que d’en repaître sa vue?
11 Doux est le sommeil du laboureur, qu’il mange peu ou prou tandis que la satiété ne laisse pas dormir le riche.
12 II est un mal cuisant que j’ai constaté sous le soleil c’est la richesse amassée pour le malheur de celui qui la possède.
13 Cette richesse se perd-elle par quelque fâcheuse circonstance, le fils à qui il aura donné le jour n’aura rien dans les mains.
14 Et lui-même, sorti nu du sein de sa mère, il s’en ira tel qu’il était venu et il ne prendra rien du fruit de son travail qu’il puisse emporter dans sa main.
15 C’est déjà là un mal profond qu’il faille s’en aller comme on est venu à quoi lui sert-il d’avoir travaillé pour le vent?
16 II consume tous ses jours dans les ténèbres: multiples sont ses ennuis, ses souffrances et ses impatiences.
17 Or donc, ce que j’ai reconnu comme bon, comme convenable, c’est de manger et de boire, de jouir du bien-être dû à toutes les peines qu’on se donne sous le soleil, au cours de l’existence que Dieu nous octroie: c’est là notre lot.
18 En effet, supposez un homme que Dieu a comblé de richesses et de biens et rendu maître d’en jouir, d’en prendre sa bonne part et d’être en liesse, grâce à son travail: ce sera un don de Dieu!
19 Car celui-là ne songera pas beaucoup aux jours de son existence, puisque Dieu voit avec plaisir la joie de son cœur.
L’Ecclésiaste – Chapitre 6
1 II est un mal que j’ai constaté sous le soleil et qui est fréquent parmi le genre humain:
2 Voici un homme à qui Dieu a donné richesse, biens et honneurs; il ne manque personnellement de rien qu’il puisse désirer. Mais Dieu ne le laisse pas maître de jouir de ces avantages: c’est un étranger qui en jouira. Quelle vanité et quelle souffrance amère!
3 Qu’un homme donne le jour à cent fils et vive de longues années, quel que soit le nombre de ses jours, s’il ne doit pas savourer son bonheur, et qu’une tombe même lui soit refusée, je dis que l’avorton est plus favorisé que lui.
4 Car celui-ci arrive comme un vain souffle, s’en va dans la nuit, et son nom demeure enseveli dans les ténèbres.
5 Il n’a même pas vu ni connu le soleil; il jouit d’un repos qu’ignorait l’autre.
6 A quoi servirait même de vivre deux fois mille ans, si on n’a pas su ce que c’est d’être heureux? Finalement tout n’aboutit-il pas au même terme?
7 Tout le labeur de l’homme est au profit de sa bouche, et jamais son désir n’est assouvi.
8 Quelle supériorité le sage a-t-il donc sur le fou? Où est l’avantage du malheureux, habile à marcher à rebours de la vie?
9 Mieux vaut se satisfaire par les yeux que de laisser dépérir sa personne; cela aussi est vanité et pâture de vent.
10 Ce qui vient à naître a dès longtemps reçu son nom; d’avance est déterminée la condition de l’homme; il ne pourra tenir tête à un plus fort que lui.
11 Certes, il est bien des discours qui augmentent les insanités; quel avantage offrent-ils à l’homme?
12 Qui sait, en effet, ce qui est avantageux pour l’homme durant sa vie, au cours de ces quelques années de sa vaine existence, qu’il voit fuir comme une ombre? Qui peut annoncer à l’homme ce qui se passera après lui, sous le soleil?
L’Ecclésiaste – Chapitre 7
1 Un bon renom est préférable à l’huile parfumée, et le jour de la mort au jour de la naissance.
2 Mieux vaut aller dans une maison de deuil que dans une maison où l’on festoie; là se voit la fin de tout homme: et les vivants doivent la prendre à cœur!
3 Mieux vaut la tristesse que la gaieté, car le visage peut être sombre et le cœur satisfait.
4 La pensée du sage se porte vers la maison de deuil, la pensée des fous vers la maison de plaisir.
5 Mieux vaut entendre les reproches d’un sage que d’écouter les chansons des sots.
6 Car tel le crépitement des broussailles sous la marmite, tels sont les rires des fous. Et cela aussi est vanité!
7 Certes, la concussion affole le sage, et les présents font perdre le sens.
8 La fin d’une entreprise est préférable à son début; un caractère endurant l’emporte sur
un caractère hautain.
9 Ne cède pas trop vite à ton humeur irascible, car la colère est à demeure au sein des fous.
10 Ne dis point: “D’où vient que les temps passés valaient mieux que le présent?” Car c’est manquer de sagesse de poser cette question.
11 Précieuse est la sagesse avec un patrimoine: grande supériorité pour ceux qui voient le soleil!
12 Car ainsi on est sous la protection de la sagesse et sous la protection de l’argent; toutefois la sagesse l’emporte, car elle prolonge la vie de ceux qui la possèdent.
13 Regarde l’œuvre de Dieu: qui peut redresser ce qu’il a fait courbe?
14 Au jour du bonheur, sois content; et au jour du malheur, considère que Dieu a fait correspondre l’un à l’autre, de façon à ce que l’homme ne trouve pas à récriminer contre lui.
15 J’ai tout vu au cours de mon éphémère existence: tel juste succombe malgré sa vertu, et tel méchant dure malgré sa perversité.
16 Ne sois pas juste à l’excès, ne sois pas sage plus qu’il ne faut; pourquoi t’exposer à la ruine?
17 Ne sois pas trop méchant, évite d’être sot; pourquoi voudrais-tu mourir avant le temps?
18 Tu feras bien de t’attacher à l’une des méthodes sans que ta main lâche l’autre: celui qui craint Dieu se tire d’affaire en toutes choses.
19 La sagesse est une force pour l’homme, plus efficace que dix chefs gouvernant une ville.
20 II n’est pas d’homme juste sur terre qui fasse le bien sans jamais faillir.
21 N’aie garde de faire attention à toutes les paroles qu’on débite; tu éviteras ainsi d’entendre ton esclave proférer des malédictions contre toi.
22 Car bien des fois, ton cœur le sait, il t’est arrivé de proférer des malédictions contre les autres.
23 Tout cela, je l’ai expérimenté avec sagacité; je disais: “Je voudrais me rendre maître de la sagesse!” Mais elle s’est tenue loin de moi.
24 Ce qui existe est si loin et si infiniment profond! Qui pourrait y atteindre?
25 Je m’étais appliqué de tout cœur à tout examiner et scruter, à rechercher sagesse et raison, à apprécier aussi malignité et sottise, folie et insanités.
26 Et ce que j’ai trouvé de plus amer que la mort, c’est la femme, dont le cœur n’est que guet-apens et pièges et dont les bras sont des chaînes. Celui qui jouit de la faveur de Dieu échappe à ses griffes, mais le pécheur s’y laisse prendre.
27 Vois, c’est là ce que j’ai trouvé, dit l’Ecclésiaste, en ajoutant un fait à un autre pour arriver à une conclusion.
28 Mais il est une chose encore que j’ai cherchée et que je n’ai pas trouvée: parmi mille individus, j’ai pu trouver un homme, mais de femme, parmi eux tous, je n’en ai pas trouvé.
29 Seulement voici ce que j’ai trouvé: c’est que Dieu a fait les hommes pour être droits; ce sont eux qui ont recours à toutes sortes de roueries.
L’Ecclésiaste – Chapitre 8
1 Qui est comparable au sage et connaît [comme lui] le sens des choses? La sagesse de l’homme éclaire sa face et prête à sa figure un double ascendant.
2 Je [dis], moi: “Observe l’ordre du roi, et cela en raison du serment fait à Dieu:
3 Ne sois pas pressé de sortir de sa présence; ne t’engage pas dans une mauvaise affaire, car il fait tout ce qu’il veut.
4 En effet, la parole du roi est souveraine; qui oserait lui dire: “Que fais-tu?”
5 Celui qui exécute son ordre n’éprouvera rien de fâcheux; un esprit avisé connaît l’heure propice et la bonne règle.
6 Car pour toute chose il est un temps opportun et une règle sûre; mais il est un mal qui pèse lourdement sur l’homme:
7 il ne sait pas ce qui arrivera; et comment les choses se passeront, qui le lui dira?
8 Nul homme n’est maître du vent, capable d’emprisonner le vent. Il n’est point de pouvoir contre le jour de la mort, ni de rémission dans le combat; et ce n’est pas la méchanceté qui sauvera l’impie.
9 Tout cela, je l’ai vu, en appliquant mon attention à toute l’œuvre qui s’accomplit sous le soleil, en un temps où l’homme domine sur l’homme pour son malheur.
10 Et c’est ainsi que j’ai vu des méchants escortés à leur tombe, tandis que disparaissaient des lieux saints et étaient vite oubliés dans la ville ceux qui avaient bien agi: vanité encore!
11 Par cela même qu’une sanction n’atteint pas immédiatement les mauvaises actions, le cœur des fils d’Adam s’enhardit à faire le mal;
12 car tel pécheur fait cent fois le mal et voit sa vie se prolonger, bien que je sache, moi, que ceux qui craignent Dieu méritent d’être heureux à cause de leur piété,
13 tandis que le bonheur devrait être refusé au méchant et que celui-ci, tel qu’une ombre, ne devrait pas voir de longs jours, parce qu’il ne craint pas Dieu.
14 Il est un fait décevant qui se passe sur la terre: il est des justes qui sont traités comme s’ils agissaient à la manière des impies, et des impies qui sont traités comme s’ils agissaient à la manière des justes; et je disais que cela aussi est vanité.
15 Aussi ai-je prôné la joie, puisque rien n’est bon pour l’homme sous le soleil comme de manger, de boire et de se réjouir; c’est là ce qui lui demeure fidèle au milieu de ses peines, tout le long de la vie que Dieu lui a octroyée sous le soleil.
16 Lorsque je me suis appliqué à connaître la sagesse et à envisager la besogne qui s’accomplit sur la terre, [j’ai vu] que tant le jour que la nuit le sommeil fuit ses yeux.
17 J’ai observé toute l’œuvre de Dieu et [constaté] que l’homme ne saurait atteindre tous les faits qui se passent sous le soleil; que même si l’homme s’évertuait à s’en rendre compte, il n’y réussirait point. Le sage même, s’il prétendait arriver à la connaissance, n’y parviendrait pas.
L’Ecclésiaste – Chapitre 9
1 Tout cela, je l’ai noté dans mon esprit et cherché à le tirer au clair: les justes, les sages et ce qu’ils font sont dans la main de Dieu; les hommes ne se rendent compte ni de l’amour ni de la haine; tout leur échappe.
2 Tous sont soumis à des accidents pareils; un même sort attend le juste et le méchant, l’homme bon et pur et l’impur, celui qui sacrifie et celui qui ne sacrifie point; l’homme de bien est comme le pécheur, celui qui prête des serments comme celui qui craint de jurer.
3 C’est là le défaut de tout ce qui s’accomplit sous le soleil, qu’une même destinée y soit réservée à tous; aussi le cœur des hommes déborde-t-il de méchanceté, la folie emplit leur âme leur vie durant; après cela… [en route] vers les morts!
4 Or, qui demeure dans la société des vivants peut avoir quelque espoir, car un chien vivant vaut mieux qu’un lion mort.
5 Les vivants savent du moins qu’ils mourront, tandis que les morts ne savent quoi que ce soit; pour eux plus de récompense, car leur souvenir même s’efface,
6 leur amour, leur haine, leur jalousie, tout s’est évanoui ils n’ont plus désormais aucune part à ce qui se passe sous le soleil.
7 Va donc, mange ton pain allègrement et bois ton vin d’un cœur joyeux; car dès longtemps Dieu a pris plaisir à tes œuvres.
8 Qu’en tout temps tes vêtements soient blancs, et que l’huile ne cesse de parfumer ta tête.
9 Jouis de la vie avec la femme que tu aimes, tous les jours de l’existence éphémère qu’on t’accorde sous le soleil, oui, de ton existence fugitive car c’est là ta meilleure part dans la vie et dans le labeur que tu t’imposes sous le soleil.
10 Tout ce que tes propres moyens permettent à ta main de faire, fais-le; car il n’y aura ni activité, ni projet, ni science, ni sagesse dans le Cheol, vers lequel tu te diriges.
11 J’ai encore observé sous le soleil que le prix de la course n’est pas assuré aux plus légers, ni la victoire dans les combats aux plus forts, ni le pain aux gens intelligents, ni la richesse aux sages, ni la faveur à ceux qui savent; car mêmes destinées et mêmes accidents sont le lot de tous.
12 L’homme ne connaît même pas son heure, pas plus que les poissons pris dans le filet fatal et les oiseaux pris au piège. Tout comme ceux-ci, les hommes sont retenus dans les lacets, au moment du désastre fondant soudainement sur eux.
13 Voici encore un effet de la sagesse que j’ai remarqué sous le soleil: il a paru important à mes yeux.
14 [J’ai vu] une petite ville, aux habitants clairsemés; un roi puissant marcha contre elle, l’investit et éleva autour d’elle de grandes redoutes.
15 Mais il se trouva dans cette ville un pauvre homme doué de sagesse: c’est lui qui sauva la ville par son esprit. Cependant personne ne s’était soucié de ce pauvre homme.
16 Mais je dis, moi: “Sagesse vaut mieux que force, bien que la sagesse de ce pauvre homme fût dédaignée et que ses paroles ne trouvassent pas d’écho.”
17 Les paroles des sages dites avec douceur sont mieux écoutées que les cris d’un souverain éclatant parmi des sots.
18 Mieux vaut la sagesse que des engins de guerre; mais un seul pécheur gâte beaucoup de bien.
L’Ecclésiaste – Chapitre 10
1 Des mouches venimeuses corrompent, font tourner l’huile du parfumeur; Un peu de folie a plus de poids que sagesse et honneur.
2 Le sage a le cœur à droite, le cœur du sot est à gauche.
3 Aussi bien, dans la voie où se dirige le sot, l’intelligence lui fait défaut: il révèle à tous qu’il est sot.
4 Si la mauvaise humeur du souverain fait explosion contre toi, ne quitte pas ta place; car la douceur atténue de grandes offenses.
5 Il est un abus que j’ai observé sous le soleil et qui a l’air d’une inadvertance échappée au souverain:
6 la folie est appelée à de hautes situations, et des gens considérables demeurent dans un rang inférieur.
7 J’ai vu des esclaves à cheval, et des grands allant à pied comme des esclaves.
8 Celui qui creuse une fosse y tombe; celui qui renverse une clôture, le serpent le mord.
9 Celui qui extrait des pierres peut se faire du mal; celui qui fend du bois s’expose à quelque danger.
10 Si on a laissé s’émousser le fer, n’en affile-t-on pas le tranchant pour lui rendre sa force? Ainsi le véritable instrument du succès, c’est la sagesse.
11 Si le serpent mord faute d’incantations, il n’y a point de profit pour le charmeur.
12 Les paroles du sage [éveillent] la sympathie; les lèvres du sot causent sa perte.
13 Le début de ses paroles est sottise, la conclusion de son discours est méchante insanité.
14 Le sot a beau multiplier son verbiage: nul homme ne sait ce qui sera; qui pourrait lui dire d’avance ce qui arrivera après lui?
15 Le mal que se donnent les sots les exténue, tellement qu’ils ne savent trouver le chemin de la ville.
16 Malheureux pays, si ton roi est un esclave; et si les grands font ripaille dès le matin!
17 Heureux pays, si ton roi est un fils de nobles et si les grands mangent à l’heure voulue, pour prendre des forces et non par goût de la boisson! 18 L’indolence est cause que la charpente s’effondre; les mains nonchalantes que la pluie pénètre dans la maison.
19 Pour se mettre en joie, on organise des festins; le vin égaie la vie, et l’argent répond à tout.
20 Ne maudis pas le roi même en pensée; au fond de ta chambre à coucher, ne maudis pas le riche, car l’oiseau du ciel transmettrait le son de ta voix et la gent ailée rapporterait les propos.
L’Ecclésiaste – Chapitre 11
1 Répands ton pain sur la surface des eaux, car à la longue tu le retrouveras.
2 Donnes-en une part à sept, même à huit, car tu ne sais quelle calamité peut se produire sur la terre,
3 si les nuages chargés de pluie se déverseront sur le sol, et si un arbre tombera du côté du Midi ou du Nord là où il sera tombé, il demeurera.
4 Qui observe le vent ne sèmera pas; qui regarde les nuages ne moissonnera pas.
5 Pas plus que tu ne connais la voie de l’esprit allant animer l’embryon dans le sein qui le porte, tu ne saurais connaître l’œuvre de Dieu, auteur de toutes choses.
6 Dès le matin, fais tes semailles, et le soir encore ne laisse pas chômer ta main, car tu ignores où sera la réussite, ici ou là, et peut-être y aura-t-il succès des deux côtés.
7 Douce est la lumière, et c’est une jouissance pour les yeux de voir le soleil.
8 Aussi, quand même l’homme vivrait de longues années, qu’il les consacre toutes à la joie, en songeant aux jours des ténèbres, qui seront nombreux: alors tout ce qui adviendra sera néant.
9 Réjouis-toi, jeune homme, dans ton jeune âge; que ton cœur soit en fête au temps de ton adolescence. Suis librement les tendances de ton esprit et ce qui charme tes yeux: sache seulement que Dieu t’appellera en jugement pour tout cela.
10 Chasse les soucis de ton cœur, éloigne les souffrances de ton corps, car adolescence et jeunesse sont chose éphémère.
L’Ecclésiaste – Chapitre 12
1 Surtout souviens-toi de ton Créateur aux jours de ta jeunesse, avant qu’arrivent les mauvais jours et que surviennent les années dont tu diras: “Elles n’ont pas d’agrément pour moi”;
2 avant que s’obscurcissent le soleil et la lumière, la lune et les étoiles, et que les nuages remontent aussitôt après la pluie.
3 C’est le moment où fléchissent les gardiens de la maison, où se tordent les lutteurs vigoureux, où les meunières, devenues rares, restent oisives, et où celles qui regardent par les lucarnes voient trouble;
4 où les portes, ouvrant sur le dehors, se ferment, tandis que s’affaiblit le bruit du moulin, devenu semblable à la voix d’un passereau, et où s’éteignent toutes les modulations du chant;
5 où l’on s’effraie de toute montée, où la route est pleine d’alarmes, où l’amandier fleurit, où une sauterelle paraît un pesant fardeau, et où les câpres demeurent impuissantes, car déjà l’homme se dirige vers sa demeure éternelle, et les pleureurs rôdent sur la place.
6 [N’attends pas] que se rompe la corde d’argent, que se brise la boule d’or, que le seau soit mis en pièces près de la fontaine et que la poulie fracassée roule dans la citerne;
7 que la poussière retourne à la poussière, redevenant ce qu’elle était, et que l’esprit remonte à Dieu qui l’a donné.
8 Vanité des vanités, disait Kohélet, tout est vanité!
9 Ce qui témoigne mieux encore que Kohélet était un sage, c’est qu’il ne cessa d’enseigner la science au peuple; il pesa, il scruta et composa de nombreuses sentences.
10 Kohélet s’appliqua à trouver des dictons de prix, des choses écrites avec droiture, des paroles de vérité.
11 Les paroles des sages sont comme des aiguillons, [les dires] des auteurs de collections, comme des clous bien plantés: tout émane d’un seul et même pasteur.
12 Mais, mon fils, sois bien en garde contre ce qui viendrait s’y ajouter: on fait des livres en quantité, à ne pas finir; or, beaucoup méditer, c’est se fatiguer le corps.
13 La conclusion de tout le discours, écoutons-la: “Crains Dieu et observe ses commandements; car c’est là tout l’homme.
14 En effet, toutes les actions, Dieu les appellera devant son tribunal, même celles qui sont entièrement cachées, qu’elles soient bonnes ou mauvaises. »Publié leCatégoriesUncategorizedLaisser un commentairesur Ecclésiaste(Qohelet)